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« Alors, ça va, la besogne ? »

Et il se dirigea vers la porte de ma chambre. Je lui sautai presque au collet. « Non… non… par ici, mon oncle. » Une idée m’avait illuminé ; j’ajoutai : « Vous devez avoir faim, après ce voyage, venez donc manger un morceau. »

Il sourit.

« Ça, c’est vrai que j’ai faim. Je casserais bien une petite croûte. » Et je le poussai dans la salle.

On avait justement dîné chez nous, ce jour-là, l’armoire était bien garnie. J’en tirai d’abord un morceau de bœuf en daube que le curé attaqua gaillardement. Je l’excitais à manger, lui versant à boire, lui rappelant des souvenirs de bons repas normands pour activer son appétit.

Quand il eut fini, il repoussa son assiette devant lui en déclarant : « Voilà, c’est fait, j’ai mon compte » mais j’avais mes réserves ; je connaissais le faible du bonhomme, et je rapportai un pâté de volaille, une salade de pommes de terre, un pot de crème et du vin fin qu’on n’avait pas achevé.

Il faillit tomber à la renverse et s’écria : « Nom d’un petit bonhomme, quel garde-manger ! »

Et il reprit son assiette, en se rapprochant de la table. La nuit s’avançait, il mangeait toujours ; et je cherchais un moyen de me tirer d’affaire, sans en découvrir un seul qui me parût pratique.

Enfin, mon oncle se leva. Je me sentais défaillir. Je voulus le retenir encore : « Allons, mon oncle, un verre d’eau-de-vie ; c’est de la vieille ; elle est bonne. » Mais il déclara : « Non, cette fois, j’ai mon compte. Voyons ton logement. »

On ne résistait pas à mon oncle, je le savais ; et des frissons me couraient dans le dos ! Qu’allait-il arriver ? Quelle scène ? Quel scandale ? Quelles violences peut-être ?

Je le suivais avec une envie folle d’ouvrir la fenêtre et de me jeter dans la rue. Je le suivais stupidement sans oser dire un mot pour le retenir ; je le suivais me sentant perdu, prêt à m’évanouir d’angoisse, espérant cependant je ne sais quel hasard.

Il entra dans ma chambre. Une suprême espérance me fit bondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ; et pas un chiffon de femme ne traînait. Les robes, les collerettes, les manchettes, les bas fins, les bottines, les gants, la broche, les bagues, tout avait disparu.

Je balbutiai : « Nous n’allons pas nous coucher maintenant, mon oncle, voici le jour. »

Le curé Loisel répondit : « Tu es bon, toi, mais je dormirai fort bien une heure ou deux. »

Et il s’approcha du lit, sa bougie à la main. J’attendais, haletant, éperdu. D’un seul coup, il ouvrit les rideaux !.. Il faisait chaud (c’était en juin) ; nous avions retiré toutes les couvertures, et il ne restait que le drap que Louise affolée avait tiré sur sa tête. Pour mieux se cacher sans doute, elle s’était roulée en boule, et on voyait… on voyait… ses contours collés contre la toile.

Je sentis que j’allais tomber à la renverse.

Mon oncle se tourna vers moi riant jusqu’aux oreilles, si bien que je faillis fondre de stupéfaction.

Il s’écria : « Ah-ah, mon farceur, tu n’as pas voulu éveiller ton frère ! Eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi. »

Et je vis sa main, sa grosse main de paysan qui se levait ; et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba avec un bruit formidable sur… sur les contours exposés devant lui.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis une tempête furieuse sous le drap. Ça remuait, remuait, s’agitait, frétillait. Elle ne pouvait plus se dégager, tout enroulée là-dedans.

Enfin une jambe apparut par un bout, un bras par l’autre, puis la tête, puis toute la poitrine, nue et secouée ; et Louise, furieuse, s’assit en nous regardant avec des yeux brillants comme des lanternes.

Mon oncle, muet, s’éloignait à reculons, la bouche ouverte comme s’il avait vu le diable, et soufflant comme un bœuf.

Je jugeai la situation trop grave pour l’affronter, et je me sauvai follement.

Je ne revins que deux jours plus tard. Louise était partie en laissant la clef au concierge. Je ne l’ai jamais revue.

Quant à mon oncle ? Il m’a déshérité en faveur de mon frère qui, prévenu par ma maîtresse, a juré qu’il s’était séparé de moi à la suite de mes débordements dont il ne pouvait rester témoin.

Je ne me marierai jamais, les femmes sont trop dangereuses.

15 mai 1883

Le père Milon

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa flamme cuisante. La vie radieuse éclôt sous cette averse de feu ; la terre est verte à perte de vue. Jusqu’aux bords de l’horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine semblent, de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtres élancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux comme les paysans, sont en fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus, tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel leurs dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur épanouissement se mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente, couvert de poules.

Il est midi. La famille dîne à l’ombre du poirier planté devant la porte : le père, la mère, les quatre enfants, les deux servantes et les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis on découvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard.

De temps en temps, une servante se lève et va remplir au cellier la cruche au cidre.

L’homme, un grand gars de quarante ans, contemple, contre sa maison, une vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur. Il dit enfin : « La vigne au père bourgeonne de bonne heure c’t’année. P’t-être qu’a donnera. »

La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.

Cette vigne est plantée juste à la place où le père a été fusillé.

C’était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient tout le pays. Le général Faidherbe, avec l’armée du Nord, leur tenait tête.

Or l’état-major prussien s’était posté dans cette ferme. Le vieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre, les avait reçus et installés de son mieux.

Depuis un mois l’avant-garde allemande restait en observation dans le village. Les Français demeuraient immobiles, à dix lieues de là ; et cependant, chaque nuit, des uhlans disparaissaient.

Tous les éclaireurs isolés, ceux qu’on envoyait faire des rondes, alors qu’ils partaient à deux ou trois seulement, ne rentraient jamais.

On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au bord d’une cour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes gisaient le long des routes, égorgés d’un coup de sabre.

Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes hommes, qu’on ne pouvait découvrir.

Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une simple dénonciation, on emprisonna des femmes ; on voulut obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne découvrit rien. Mais voilà qu’un matin, on aperçut le père Milon étendu dans son écurie, la figure coupée d’une balafre.

Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres de la ferme. Un d’eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Il s’était battu, défendu. Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.