Выбрать главу

Contes divers (1884)

Lettre trouvée sur un noyé

Vous me demandez, Madame, si je me moque de vous ; Vous ne pouvez croire qu’un homme n’ait été frappé par l’amour ; Eh bien, non, je n’ai jamais aimé, jamais ;

D’où vient cela ; Je n’en sais rien. Jamais je ne me suis trouvé dans cette espèce d’ivresse du cœur qu’on nomme l’amour ; Jamais je n’ai vécu dans ce rêve, dans cette exaltation, dans cette folie où nous jette l’image d’une femme. Je n’ai jamais été poursuivi, hanté, enfiévré, emparadisé par l’attente ou la possession d’un être devenu tout à coup pour moi plus désirable que tous les bonheurs, plus beau que toutes les créatures, plus important que tous les univers ; Je n’ai jamais pleuré, je n’ai jamais souffert par aucune de vous. Je n’ai point passé les nuits, les yeux ouverts, en pensant à elle. Je ne connais pas les réveils qu’illuminent sa pensée et son souvenir. Je ne connais pas l’énervement affolant de l’espérance quand elle va venir, et la divine mélancolie du regret, quand elle s’est enfuie en laissant dans sa chambre une odeur légère de violette et de chair.

Je n’ai jamais aimé.

Moi aussi je me suis demandé souvent pourquoi cela. Et vraiment, je ne sais trop. J’ai trouvé des raisons cependant ; mais elles touchent à la métaphysique et vous ne les goûterez peut-être point.

Je crois que je juge trop les femmes pour subir beaucoup de leur charme. Je vous demande pardon de cette parole. Je l’explique. Il y a dans toute créature, l’être moral et l’être physique. Pour aimer, il me faudrait rencontrer entre ces deux êtres une harmonie que je n’ai jamais trouvée. Toujours l’un des deux l’emporte trop sur l’autre, tantôt le moral, tantôt le physique.

L’intelligence que nous avons le droit d’exiger d’une femme, pour l’aimer, n’a rien d’intelligence virile. C’est plus et c’est moins. Il faut qu’une femme ait l’esprit ouvert, délicat, sensible, fin, impressionnable. Elle n’a besoin ni de puissance, ni d’initiative dans la pensée, mais il est nécessaire qu’elle ait de la bonté, de l’élégance, de la tendresse, de la coquetterie, et cette faculté d’assimilation qui la fait pareille, en peu de temps, à celui qui partage sa vie. Sa plus grande qualité doit être le tact, ce sens subtil qui est pour l’esprit ce qu’est le toucher pour le corps. Il lui révèle mille choses menues, les contours, les angles et les formes dans l’ordre intellectuel.

Les jolies femmes, le plus souvent, n’ont point une intelligence en rapport avec leur personne. Or, le moindre défaut de concordance me frappe et me blesse du premier coup. Dans l’amitié, cela n’a point d’importance. L’amitié est un pacte, où l’on fait la part des défauts et des qualités. On peut juger un ami et une amie, tenir compte de ce qu’ils ont de bon, négliger ce qu’ils ont de mauvais et apprécier exactement leur valeur, tout en s’abandonnant à une sympathie intime, profonde et charmante.

Pour aimer il faut être aveugle, se livrer entièrement, ne rien voir ne rien raisonner, ne rien comprendre. Il faut pouvoir adorer les faiblesses autant que les beautés, renoncer à tout jugement, à toute réflexion, à toute perspicacité.

Je suis incapable de cet aveuglement, et rebelle à la séduction irraisonnée.

Ce n’est pas tout. J’ai de l’harmonie une idée tellement haute et subtile que rien, jamais, ne réalisera mon idéal. Mais vous allez me traiter de fou ; Ecoutez-moi. Une femme, à mon avis, peut avoir une âme délicieuse et un corps charmant sans que ce corps et cette âme concordent parfaitement ensemble. Je veux dire que les gens qui ont le nez fait d’une certaine façon ne doivent pas penser d’une certaine manière. Les gras n’ont pas le droit de se servir des mêmes mots et des mêmes phrases que les maigres. Vous, qui avez les yeux bleus, Madame, vous ne pouvez pas envisager l’existence, juger les choses et les événements comme si vous aviez les yeux noirs. Les nuances de votre regard doivent correspondre fatalement aux nuances de votre pensée. J’ai pour sentir cela, un flair de limier. Riez si vous voulez. C’est ainsi.

J’ai cru aimer, pourtant, pendant une heure, un jour. J’avais subi niaisement l’influence des circonstances environnantes. Je m’étais laissé séduire par le mirage d’une aurore. Voulez-vous que je vous raconte cette courte histoire ;

J’avais rencontré, un soir, une jolie petite personne exaltée qui voulut, par une fantaisie poétique, passer une nuit avec moi, dans un bateau sur une rivière. J’aurais préféré une chambre et un lit – j’acceptai cependant le fleuve et le canot.

C’était au mois de juin. Mon amie choisit une nuit de lune afin de pouvoir se mieux monter la tête.

Nous avons dîné dans une auberge, sur la rive, puis vers dix heures on s’embarqua. Je trouvais l’aventure fort bête, mais comme ma compagne me plaisait, je ne me fâchai pas trop. Je m’assis sur le banc, en face d’elle, je pris les rames et nous partîmes.

Je ne pouvais nier que le spectacle ne fût charmant. Nous suivions une île boisée, pleine de rossignols ; et le courant nous emportait vite sur la rivière couverte de frissons d’argent. Les crapauds jetaient leur cri monotone et clair ; les grenouilles s’égosillaient dans les herbes des bords, et le glissement de l’eau qui coule faisait autour de nous une sorte de bruit confus, presque insaisissable, inquiétant, et nous donnait une vague sensation de peur mystérieuse.

Le charme doux des nuits tièdes et des fleuves luisants sous la lune nous pénétrait. Il faisait bon vivre et flotter ainsi et rêver et sentir près de soi une jeune femme attendrie et belle.

J’étais un peu ému, un peu troublé, un peu grisé par la clarté pâle du soir et par la pensée de ma voisine.

« Asseyez-vous près de moi », dit-elle. J’obéis. Elle reprit : « Dites-moi des vers. » Je trouvai que c’était trop ; je refusai ; elle insista. Elle voulait décidément le grand jeu, tout l’orchestre du sentiment, depuis la Lune jusqu’à la Rime. Je finis par céder et je lui récitai, par moquerie, une délicieuse pièce de Louis Bouilhet, dont voici les dernières strophes :

« Je déteste surtout ce barde à l’œil humide Qui regarde une étoile en murmurant un nom Et pour qui la nature immense serait vide, S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.
Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine, Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers, D’attacher les jupons aux arbres de la plaine Et la cornette blanche au front des coteaux verts.
Certes ils n’ont pas compris les musiques divines, Eternelle nature aux frémissantes voix, Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravines Et rêvent d’une femme ou bruit que font les bois. »

Je m’attendais à des reproches. Pas du tout. Elle murmura : « Comme c’est vrai. » Je demeurai stupéfait. Avait-elle compris ;

Notre barque, peu à peu, s’était approchée de la berge et engagée sous un saule qui l’arrêta. J’enlaçai la taille de ma compagne, et tout doucement, j’approchai mes lèvres de son cou. Mais elle me repoussa d’un mouvement brusque et irrité : « Finissez donc ; Etes-vous grossier. »