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Puis il ajouta gracieusement :

« J’espère, Docteur, que nous deviendrons bons amis », et il tendit sa petite main ridée que le médecin serra en promettant son concours dévoué.

A partir du jour où il eut la liste des dix-sept habitants du pays qui avaient passé quatre-vingts ans, M. D... sentit s’éveiller dans son cœur un intérêt extrême, une sollicitude infinie pour ces vieillards qu’il allait voir tomber l’un après l’autre.

Il ne les voulut pas connaître, par crainte sans doute de trouver quelque ressemblance entre lui et quelqu’un d’eux qui mourrait bientôt, ce qui l’aurait frappé ; mais il se fit une idée très nette de leurs personnes, et il ne parlait que d’eux avec le médecin qui dînait chez lui chaque jeudi.

Il demandait :

« Eh bien ; Docteur, comment va Poinçot aujourd’hui ? Nous l’avons laissé un peu souffrant, la semaine dernière. » Et quand le médecin avait fait bulletin de la santé du malade, M. D... proposait des modifications au régime, des essais, des modes de traitement qu’il pourrait ensuite appliquer sur lui-même s’ils avaient réussi sur les autres. Ils étaient, ces dix-sept vieillards, un champ d’expériences d’où il tirait des enseignements.

Un soir, le docteur, en entrant, annonça :

« Rosalie Tourul est morte. »

M. D... tressaillit, et tout de suite il demanda :

« De quoi ?

— D’une angine. »

Le petit vieux eut un « Ah ! » de soulagement. Il reprit :

« Elle était trop grasse, trop forte. Elle devait manger trop, cette femme-là. Quand j’aurai son âge, je m’observerai davantage. »

Il était de deux ans plus vieux, mais il n’avouait que soixante-dix ans.

Quelques mois après, ce fut le tour d’Henri Brissot. M. D... fut très ému. C’était un homme, cette fois, un maigre, juste de son âge, à trois mois près, et un prudent. Il n’osait plus interroger, attendant que le médecin parlât, et il demeurait inquiet :

« Ah ; il est mort, comme ça, tout d’un coup ! Il se portait très bien la semaine dernière. Il aura fait quelque imprudence, n’est-ce pas, Docteur ? »

Le médecin, qui s’amusait, répondit :

« Je ne crois pas, ses enfants m’ont dit qu’il avait été très sage. »

Alors, n’y tenant plus, tremblant d’angoisse, M. D... demanda :

« Mais... mais... mais de quoi est-il mort, alors ?

— D’une pleurésie. »

Ce fut une joie, une vraie joie. Le petit vieux tapa l’une contre l’autre ses mains sèches : « Parbleu, je vous disais bien qu’il avait fait quelque imprudence. On n’attrape pas une pleurésie sans raison. Il aura voulu prendre l’air après son dîner : et le froid lui sera tombé sur la poitrine. Une pleurésie ; C’est un accident, cela ; ce n’est pas même une maladie ; Il n’y a que les fous qui meurent d’une pleurésie ! »

Et il dîna gaiement en parlant de ceux qui restaient : « Ils ne sont plus que quinze maintenant, mais ils sont forts ceux-là, n’est-ce pas ; Toute la vie est ainsi ; les plus faibles tombent les premiers, les gens qui passent trente ans ont bien des chances pour aller à soixante ; ceux qui passent soixante arrivent souvent à quatre-vingts ; et ceux qui passent quatre-vingts atteignent presque toujours la centaine, parce que ce sont les plus robustes, les plus sages, les mieux trempés. »

Deux autres encore disparurent dans l’année, l’un d’une dysenterie et l’autre d’un étouffement. M. D... s’amusa beaucoup de la mort du premier : « La dysenterie est le mal des imprudents ; Que diable ; Vous auriez dû, Docteur, veiller sur son régime. »

Quant à celui qu’un étouffement avait emporté, cela ne pouvait provenir que d’une maladie du cœur, mal observée jusque-là.

Mais, un soir, le médecin annonça le trépas de Paul Timonet, une sorte de momie dont on espérait bien faire un centenaire-réclame pour la station.

Quand M. D... demanda, selon sa coutume :

« De quoi est-il mort ? »

Le médecin répondit :

« Ma foi, je n’en sais rien.

— Comment, vous n’en savez rien ; – On sait toujours. – N’avait-il pas quelque lésion organique ? »

Le docteur hocha la tête :

« Non, aucune.

— Peut-être quelque affection de foie ou des reins ;

— Non pas, tout cela était sain.

— Avez-vous bien observé si l’estomac fonctionnait régulièrement ; Une attaque provient souvent d’une mauvaise digestion.

— Il n’y a pas eu d’attaque. »

M. D..., très perplexe, s’agitait :

« Mais, voyons. Il est mort de quelque chose pourtant ; – De quoi alors, à votre avis ? »

Le médecin leva le bras :

« Je n’en sais rien, absolument rien. Il est mort parce qu’il est mort – voilà. »

M. D..., alors, d’une voix émue, demanda :

« Quel âge avait-il donc au juste, celui-là ; Je ne me le rappelle plus.

— Quatre-vingt-neuf ans. »

Et le petit vieux, d’un air incrédule et rassuré, s’écria :

« Quatre-vingt-neuf ans ; Mais alors ce n’est pourtant pas non plus la vieillesse ;... »

11 mai 1884

L’horrible

La nuit tiède descendait lentement.

Les femmes étaient restées dans le salon de la villa. Les hommes, assis ou à cheval sur les chaises du jardin, fumaient, devant la porte, en cercle autour d’une table ronde chargée de tasses et de petits verres.

Leurs cigares brillaient comme des yeux, dans l’ombre épaissie de minute en minute. On venait de raconter un affreux accident arrivé la veille : deux hommes et trois femmes noyés sous les yeux des invités, en face, dans la rivière.

Le général de G... prononça :

— Oui, ces choses-là sont émouvantes, mais elles ne sont pas horribles.

L’horrible, ce vieux mot, veut dire beaucoup plus que terrible. Un affreux accident comme celui-là émeut, bouleverse, effare : il n’affole pas. Pour qu’on éprouve l’horreur il faut plus que l’émotion de l’âme et plus que le spectacle d’un mort affreux, il faut, soit un frisson de mystère, soit une sensation d’épouvante anormale, hors nature. Un homme qui meurt, même dans les conditions les plus dramatiques, ne fait pas horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vifs sont rarement horribles.

Tenez, voici deux exemples personnels qui m’ont fait comprendre ce qu’on peut entendre par l’Horreur.

C’était pendant la guerre de 1870. Nous nous retirions vers Pont-Audemer, après avoir traversé Rouen. L’armée, vingt mille hommes environ, vingt mille hommes de déroute, débandés, démoralisés, épuisés, allait se reformer au Havre.

La terre était couverte de neige. La nuit tombait. On n’avait rien mangé depuis la veille. On fuyait vite, les Prussiens n’étant pas loin.

Toute la campagne normande, livide, tachée par les ombres des arbres entourant les fermes, s’étendait sous un ciel noir, lourd et sinistre.

On n’entendait rien autre chose dans la lueur terne du crépuscule qu’un bruit confus, mou et cependant démesuré de troupeau marchant, un piétinement infini, mêlé d’un vague cliquetis de gamelles ou de sabres. Les hommes, courbés, voûtés, sales, souvent même haillonneux se traînaient, se hâtaient dans la neige, d’un long pas éreinté.