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Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale des choses surnaturelles.

Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre il se mit à nager éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et il lui touchait le cou, le dos, les jambes, avec de petits ricanements de joie. Le jeune homme, fou d’épouvante, toucha la berge, enfin, et s’élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à retrouver ses habits et son fusil.

L’être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant toujours.

Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber, quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d’un fouet ; il se mit à frapper l’affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, pareille à une femelle de gorille.

C’était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à nager dans la rivière.

Le grand écrivain russe ajouta : « Je n’ai jamais eu si peur de ma vie, parce que je n’ai pas compris ce que pouvait être ce monstre. »

Mon compagnon, à qui j’avais dit cette aventure, reprit :

— Oui, on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas. On n’éprouve vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle l’épouvante, que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse des siècles passés. Moi, j’ai ressenti cette épouvante dans toute son horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j’ose à peine le dire.

Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J’avais parcouru le Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que l’ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. J’avais visité la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du vieux monde, où se battent éternellement deux océans : l’Atlantique et la Manche ; j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.

Et j’allai de Penmarch à Pont-l’Abbé, de nuit. Connaissez-vous Penmarch ? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine d’écueils baveux comme des bêtes furieuses.

J’avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.

De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une appréhension vague ; de quoi ? Je n’en savais rien. Il est des soirs où l’on se croit frôlé par des esprits, où l’âme frissonne sans raison, où le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d’invisible que je regrette, moi.

Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.

Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front d’écume, et que j’avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes devant eux.

Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs autour de moi. Et, bien que j’allasse très vite, j’avais froid dans les bras et dans les jambes : un vilain froid d’angoisse.

Oh ! Comme j’aurais voulu rencontrer quelqu’un !

Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.

Et tout à coup j’entendis devant moi, très loin, un roulement. Je pensai : « Tiens, une voiture. » Puis je n’entendis plus rien.

Au bout d’une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus proche.

Je ne voyais aucune lumière, cependant ; mais je me dis : « Ils n’ont pas de lanterne. Quoi d’étonnant dans ce pays de sauvage. »

Le bruit s’arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que ce fût une charrette ; et je n’entendais point d’ailleurs le trot du cheval, ce qui m’étonnait, car la nuit était calme.

Je cherchais : « Qu’est-ce que cela ? »

Il approchait vite, très vite ! Certes, je n’entendais rien qu’une roue – aucun battement de fers ou de pieds, – rien. Qu’était-ce que cela ?

Il était tout près, tout près ; je me jetai dans un fossé par un mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette, qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une brouette... toute seule...

Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m’affaissai sur l’herbe et j’écoutais le roulement de la roue qui s’éloignait, qui s’en allait vers la mer. Et je n’osais plus me lever, ni marcher, ni faire un mouvement ; car si elle était revenue, si elle m’avait poursuivi, je serais mort de terreur.

Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste du chemin avec une telle angoisse dans l’âme que le moindre bruit me coupait l’haleine.

Est-ce bête, dites ! Mais quelle peur ! En y réfléchissant, plus tard j’ai compris ; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette, et moi, j’ai cherché la tête d’un homme à la hauteur ordinaire !

Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l’esprit un frisson de surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur !

Il se tut une seconde, puis reprit :

— Tenez, Monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible : cette invasion du choléra !

Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c’est qu’il est là quelque part.

Il faut voir Toulon en ce moment. Allez, on sent bien qu’il est là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens. Le choléra c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, car il appartient, semble-t-il, aux âges disparus.

Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par la fenêtre ; c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de l’Orient.

Traversez Toulon, on danse dans les rues.

Pourquoi danser en ces jours de mort ? On tire des feux d’artifices dans la campagne autour de la ville ; on allume des feux de joie ; des orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.

C’est qu’Il est là, c’est qu’on le brave, non pas le Microbe, mais le Choléra, et qu’on veut être crâne devant lui, comme auprès d’un ennemi caché qui vous guette. C’est pour lui qu’on danse, qu’on rit, qu’on crie, qu’on allume ces feux, qu’on joue ces valses, pour lui, l’Esprit qui tue, et qu’on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares...

25 juillet 1884

La tombe

Le dix-sept juillet mil huit cent quatre-vingt-trois, à deux heures et demie du matin, le gardien du cimetière de Béziers, qui habitait un petit pavillon au bout du champ des morts, fut réveillé par les jappements de son chien enfermé dans la cuisine.