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Cela me torture et m’épouvante. J’ai eu envie souvent de me crever les yeux et de me couper les poignets.

Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer cela... non pas sur des créatures humaines, c’est ce qu’on fait partout, mais sur... sur... des bêtes.

Appelle Mirza.

Il marchait à grands pas avec des airs d’halluciné, et il sortit ses mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme s’il eût mis à nu deux épées.

Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré d’une sorte de désir impétueux de voir. J’ouvris la porte et je sifflai ma chienne qui couchait dans le vestibule. J’entendis aussitôt le bruit précipité de ses ongles sur les marches de l’escalier, et elle apparut, joyeuse, remuant la queue.

Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil ; elle y sauta, et Jacques se mit à la caresser en la regardant.

D’abord, elle sembla inquiète ; elle frissonnait, tournait la tête pour éviter l’œil fixe de l’homme, semblait agitée d’une crainte grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle voulut s’enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l’animal qui poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu’on entend, la nuit, dans la campagne.

Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu’on l’est lorsqu’on monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. Je balbutiai : « Assez, Jacques, assez. » Mais il ne m’écoutait plus, il regardait Mirza d’une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s’endormant. Il se tourna vers moi.

— C’est fait, dit-il, vois maintenant.

Et jetant son mouchoir de l’autre côté de l’appartement, il cria : « Apporte ! »

La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs jambes, elle s’en alla vers le linge qui faisait une tache blanche contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, mais elle mordait à côté comme si elle ne l’eût pas vu. Elle le saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.

C’était une chose terrifiante à voir. Il commanda : « Couche-toi. » Elle se coucha. Alors, lui touchant le front, il dit : « Un lièvre, pille, pille. » Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s’agita comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque.

Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria : « Mords-le, mords ton maître. » Elle eut deux ou trois soubresauts terribles. On eût juré qu’elle résistait, qu’elle luttait. Il répéta : « Mordsle. » Alors, se levant, ma chienne s’en vint vers moi, et moi je reculais vers la muraille, frémissant d’épouvante, le pied levé pour la frapper, pour la repousser.

Mais Jacques ordonna : « Ici, tout de suite. » Elle se retourna vers lui. Alors, de ses deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme s’il l’eût débarrassée de liens invisibles.

Mirza rouvrit les yeux : « C’est fini », dit-il.

Je n’osais point la toucher et je poussai la porte pour qu’elle s’en allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j’entendis de nouveau ses griffes frapper les marches.

Mais Jacques revint vers moi : « Ce n’est pas tout. Ce qui m’effraie le plus, c’est ceci, tiens. Les objets m’obéissent. »

Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers lui. Elle semblait ramper, s’approchait lentement ; et tout d’un coup je vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui l’attendait, et il vint se placer sous ses doigts.

Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, mais le son aigu de ma voix me calma soudain.

Jacques reprit :

— Tous les objets viennent ainsi vers moi. C’est pour cela que je cache mes mains. Qu’est cela ? Du magnétisme, de l’électricité, de l’aimant ? Je ne sais pas, mais c’est horrible.

Et comprends-tu pourquoi c’est horrible ? Quand je suis seul, aussitôt que je suis seul, je ne puis m’empêcher d’attirer tout ce qui m’entoure.

Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me lassant jamais d’essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s’il ne m’a pas quitté.

Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les arbres.

C’était la pluie qui commençait à tomber.

Je murmurai : « C’est effrayant ! »

Il répéta : « C’est horrible. »

Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C’était l’averse, l’ondée épaisse, torrentielle.

Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa poitrine.

— Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à présent.

1er septembre 1884

Le bûcher

Lundi dernier est mort à Etretat un prince indien, Bapu Sahib Khanderao Ghatgay, parent de Sa Hautesse le Maharaja Gaikwar, prince de Baroda, dans la province de Gujarath, présidence de Bombay.

Depuis trois semaines environ, on voyait passer par les rues une dizaine de jeunes indiens, petits, souples, tout noirs de peau, vêtus de complets et coiffés de toques de palefreniers anglais. C’étaient de hauts seigneurs, venus en Europe pour étudier les institutions militaires des principales nations de l’Occident. La petite troupe se composait de trois princes, d’un noble ami, d’un interprète et de trois serviteurs.

Le chef de la mission était celui qui vient de mourir, vieillard de quarante-deux ans et beau-père de Sampatrao Kashivao Gaikwar, frère de sa Hautesse le Gaikwar de Baroda.

Le gendre accompagnait le beau-père.

Les autres Indiens s’appelaient Ganpatrao Shrâvanrao Gaikwar, cousin de Sa Hautesse Khâsherao Gadhav ; Vasuded Madhav Samarth, interprète et secrétaire.

Les esclaves : Râmchandra Bajâji, Ganu bin Pukâram Kokate, Rhambhaji bin Favji.

Au moment de quitter sa patrie, celui qui est mort l’autre jour fut saisi d’une crise affreuse de chagrin, et persuadé qu’il ne reviendrait pas, il voulut renoncer à ce voyage, mais il dut obéir aux volontés de son noble parent, le prince de Baroda, et il partit.

Ils vinrent passer la fin de l’été à Etretat, et on allait les voir curieusement, chaque matin, prendre leur bain à l’établissement des RosesBlanches.

Voici cinq ou six jours, Bapu Sahib Khanderao Ghatgay fut atteint de douleurs aux gencives ; puis l’inflammation gagna la gorge et devint ulcération. La gangrène s’y mit, et, lundi, les médecins déclarèrent à ses jeunes compagnons que leur parent allait mourir. L’agonie commença presque aussitôt, et comme le malheureux ne respirait plus qu’à peine, ses amis le saisirent, l’arrachèrent de son lit et le déposèrent sur les pavés de la chambre, afin qu’il rendît l’âme étendu sur la terre, notre mère, selon les ordres de Brahma.