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Bientôt, le bûcher ne fut plus qu’une masse ardente, non point rouge, mais jaune, d’un jaune aveuglant, une fournaise fouettée par le vent. Et tout à coup sous une bourrasque plus forte, il chancela, s’écroula en partie en se penchant vers la mer, et le mort, découvert apparut tout entier, noir sur sa couche de feu, et brûlant lui-même avec de longues flammes bleues.

Et le brasier s’étant encore affaissé sur la droite, le cadavre se retourna comme un homme dans son lit. Il fut aussitôt recouvert avec du bois nouveau, et l’incendie recommença plus furieux que tout à l’heure.

Les Indiens, assis en demi-cercle sur le galet, regardaient avec des visages tristes et graves. Et nous autres, comme il faisait très froid, nous nous étions rapprochés du foyer jusqu’à recevoir dans la figure la fumée et les étincelles. Aucune odeur autre que celle du sapin brûlant et du pétrole ne nous frappa.

Et des heures se passèrent ; et le jour apparut. Vers cinq heures du matin, il ne restait plus qu’un tas de cendres. Les parents les recueillirent, en jetèrent une partie au vent, une partie à la mer, et en gardèrent un peu dans un vase d’airain qu’ils rapporteront aux Indes. Ils se retirèrent ensuite pour pousser des gémissements dans leur demeure.

Ces jeunes princes et leurs serviteurs, disposant des moyens les plus insuffisants, ont pu achever ainsi la crémation de leur parent d’une façon parfaite, avec une adresse singulière et une remarquable dignité. Tout s’est accompli suivant le rite, suivant les prescriptions absolues de leur religion. Leur mort repose en paix.

Ce fut, dans Etretat, au jour levant, une indescriptible émotion. Les uns prétendaient qu’on avait brûlé un vivant, les autres qu’on avait voulu cacher un crime, ceux-ci que le maire serait emprisonné, ceux-là que le prince indien avait succombé à une attaque de choléra.

Des hommes s’étonnaient, des femmes s’indignaient. Une foule passa la journée sur l’emplacement du bûcher, cherchant des fragments d’os dans les galets encore chauds. On en ramassa de quoi reconstituer dix squelettes car les fermiers de la côte jettent souvent à la mer leurs moutons morts. Les joueurs enfermaient avec soin dans leurs portes monnaie ces fragments divers. Mais aucun d’eux ne possède une parcelle véritable du prince indien.

Le soir même, un délégué du gouvernement venait ouvrir une enquête. Il semblait d’ailleurs juger ce cas singulier en homme d’esprit et de raison. Mais que dira-t-il dans son rapport ?

Les Indiens ont déclaré que, si on les avait empêchés en France de brûler leur mort, ils l’auraient emporté dans une terre plus libre, où ils auraient pu se conformer à leurs usages.

J’ai donc vu brûler un homme sur un bûcher et cela m’a donné le désir de disparaître de la même façon.

Ainsi, tout est fini tout de suite. L’homme hâte l’œuvre lente de la nature, au lieu de la retarder encore par le hideux cercueil où l’on se décompose pendant des mois. La chair est morte, l’esprit a fui. Le feu qui purifie disperse en quelques heures ce qui fut un être, il le jette au vent, il en fait de l’air et de la cendre, et non point de la pourriture infâme.

Cela est propre et sain. La putréfaction sous terre, dans cette boîte close où le corps devient bouilli, une bouillie noire et puante, a quelque chose de répugnant et d’atroce. Le cercueil qui descend dans ce trou fangeux ; serre le cœur d’angoisse ; mais le bûcher qui flambe sous le ciel a quelque chose de grand, de beau et de solennel.

7 septembre 1884

Le legs

Monsieur et Madame Serbois achevaient de déjeuner, d’un air morne, l’un en face de l’autre.

Mme Serbois, une petite blonde à la peau rose, aux yeux bleus, aux gestes tendres, mangeait lentement sans lever la tête, comme si une pensée triste et persistante l’eût poursuivie.

Serbois, grand, fort, avec des favoris, un air de ministre ou d’agent d’affaires, semblait nerveux et préoccupé.

Enfin il prononça, comme se parlant à lui-même :

« Vraiment, c’est bien étonnant ! »

Sa femme demanda : « Quoi donc, mon ami ?

— Que Vaudrec ne nous ait rien laissé. »

Mme Serbois rougit ; elle rougit brusquement comme si un voile rose se fût étendu tout à coup sur sa peau en montant de la gorge au visage, et elle dit :

« Il y a peut-être un testament chez le notaire. Nous n’en saurions rien encore. »

Et elle avait l’air de savoir, en vérité, Serbois réfléchit : « Oui, c’est possible. Car, enfin ce garçon était notre meilleur ami à tous les deux. Il ne quittait pas la maison, il dînait ici tous les deux jours ; je sais bien qu’il te faisait beaucoup de cadeaux et que c’était une manière comme une autre de payer notre hospitalité, mais vrai, quand on a des amis comme nous, on pense à eux par testament. Il est certain que moi, si je m’étais senti malade j’aurais fait quelque chose pour lui, bien que tu sois mon héritière naturelle. »

Mme Serbois baissait les yeux. Et, comme son mari découpait un poulet, elle se moucha, ainsi qu’on se mouche quand on pleure.

Il reprit : « Enfin c’est possible qu’il y ait un testament chez le notaire et un petit legs pour nous. Je ne tiendrais pas à grand-chose, un souvenir, rien qu’un souvenir, une pensée, pour me prouver seulement qu’il avait de l’affection pour nous. »

Alors sa femme prononça d’une voix hésitante : « Si tu veux, nous irons après le déjeuner chez maître Lamaneur, et nous saurons à quoi nous en tenir. »

Il déclara : « Oui. Je ne demande pas mieux. »

Et comme il s’était noué une serviette autour du cou pour ne point jeter de sauce sur ses vêtements, il avait l’air d’un décapité parlant avec ses beaux favoris se découpant en noir sur le linge blanc et sa figure de maître d’hôtel de bonne maison.

Quand ils entrèrent dans l’étude de maître Lamaneur, un petit mouvement se fit parmi les employés, et quand M. Serbois eut jugé bon de se nommer, bien qu’on le connût parfaitement, le premier clerc se leva avec un empressement marqué, tandis que le second souriait.

Et les deux époux furent introduits dans le cabinet du patron.

C’était un petit homme tout rond, rond de partout. Sa tête avait l’air d’une boule clouée sur une autre boule que portaient deux jambes si petites, si courtes elles-mêmes, qu’elles ressemblaient aussi presque à des boules.

Il salua, indiqua des sièges, et dit, en adressant à Mme Serbois un léger regard d’intelligence :

« J’allais justement vous écrire pour vous prier de passer à mon étude, afin de vous donner connaissance du testament de M. Vaudrec, qui vous concerne. »

M. Serbois ne put se tenir de prononcer : « Ah ! Je m’en étais douté. »

Le notaire ajouta :

« Je vais vous donner lecture de cette pièce, très courte d’ailleurs. »

Il prit un papier devant lui et prononça :

« Je soussigné Paul-Emile-Cyprien Vaudrec, sain de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.