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La mort pouvant nous emporter à tout moment, je veux prendre, en prévision de son atteinte, cette précaution d’écrire mon testament qui sera déposé chez maître Lamaneur.

N’ayant pas d’héritiers directs, je lègue toute ma fortune, composée de valeurs de Bourse, pour quatre cent mille francs, et de biens-fonds pour six cent mille francs environ, à Mme Claire-Hortense Serbois, sans aucune charge ou condition. Je la prie d’accepter ce don d’un ami mort comme preuve d’une affection dévouée, profonde et respectueuse.

Fait à Paris, le 15 juin 1883.

Signé VAUDREC. »

Mme Serbois avait baissé le front et demeurait immobile, tandis que son mari roulait des yeux stupéfaits allant du notaire à sa femme.

Maître Lamaneur reprit, après un moment de silence :

« Il est bien entendu, Monsieur, que Madame ne peut accepter ce legs sans votre consentement. »

M. Serbois se leva. « Je demande le temps de réfléchir », dit-il.

Le notaire, qui souriait avec une certaine malice, s’inclina : « Je comprends le scrupule qui peut vous faire hésiter, cher Monsieur, le monde a parfois des jugements malveillants. Voulez-vous revenir, demain, à la même heure, pour m’apporter votre réponse ? »

M Serbois s’inclina : « Oui, Monsieur, à demain. »

Il salua avec cérémonie, offrit le bras à sa femme plus rouge qu’une pivoine et qui gardait les yeux obstinément baissés ; et il sortit d’un air tellement imposant que les clercs en furent effarés.

Dès qu’ils furent rentrés en leur domicile, M. Serbois, ayant fermé la porte, prononça d’une voix sèche :

« Tu as été la maîtresse de Vaudrec. »

Sa femme qui ôtait son chapeau se retourna d’une secousse.

« Moi ? Oh !

— Oui, toi !... on ne laisse pas toute sa fortune à une femme, sans que...

Elle était devenue toute pâle, et ses mains tremblaient un peu en voulant attacher les longs rubans pour les empêcher de traîner à terre.

Après un moment de réflexion, elle dit : « Voyons... tu es fou... tu es fou... est-ce que toi-même, tout à l’heure, tu n’espérais pas qu’il... qu’il... te laisserait quelque chose ?...

— Oui, il pouvait me laisser quelque chose... à moi,... à moi, entends-tu, mais pas à toi... »

Elle le regarda au fond des yeux d’une façon profonde et singulière, comme pour y chercher quelque chose, comme pour y découvrir cet inconnu de l’Etre qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine deviner en des secondes rapides, en ces moments de non-garde ou d’abandon ou d’inattention qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’âme ; et elle articula lentement :

« Il me semble pourtant que... si... qu’on eût trouvé au moins aussi étrange, un legs de cette importance de lui... à toi. »

Il demanda brusquement avec une vivacité d’homme lésé dans ses attentes :

« Pourquoi ça ? »

Elle dit : « Parce que... », détourna la tête comme si un embarras l’eût gagnée, puis se tut.

Il s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :

« Tu ne peux pas accepter ça ? »

Elle répondit avec indifférence :

« Parfaitement. Alors ce n’est pas la peine d’attendre à demain, nous pouvons faire prévenir tout de suite M. Lamaneur. »

Serbois s’arrêta en face d’elle et ils demeurèrent quelques instants les yeux dans les yeux, tout près l’un de l’autre, tachant de voir, de savoir, de se comprendre, de se découvrir, de se sonder jusqu’au fond de la pensée en une de ces interrogations ardentes et muettes de deux êtres qui vivant ensemble s’ignorent toujours, mais se soupçonnent, se flairent, se guettent sans cesse.

Puis brusquement il lui murmura dans le visage, à voix basse :

« Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec ? »

Elle haussa les épaules : « Es-tu bête ?... Vaudrec m’aimait, je le crois, mais il ne m’a jamais eue... jamais. »

Il frappa du pied : « Tu mens, ce n’est pas possible. »

Elle dit tranquillement : « C’est comme ça, pourtant. »

Et il se remit à marcher, puis, s’arrêtant de nouveau : « Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa fortune, à toi... »

Elle prononça avec nonchalance : « C’est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n’avait que nous d’amis, il vivait autant chez nous que chez lui, et au moment de faire son testament c’est à nous qu’il a songé. Puis, par galanterie, il a mis mon nom sur le papier, parce que mon nom lui est venu sous la plume, naturellement, de même que c’est à moi qu’il faisait des cadeaux, et non à toi, n’est-ce pas ? Il avait l’habitude de m’apporter des fleurs, de me donner tous les mois, le cinq, un bibelot, parce que c’était un cinq juin que nous avions fait connaissance. Tu le sais bien. Toi il ne te donnait presque jamais rien, il n’y pensait pas. C’est aux femmes qu’on offre des souvenirs, et non pas aux maris ! Eh bien, c’est à moi qu’il a offert son dernier souvenir, et non pas à toi, rien de plus simple. »

Elle était si tranquille, si naturelle que Serbois hésitait.

Il reprit : « C’est égal, ce serait d’un très mauvais effet. Tout le monde croirait la chose. Nous ne pouvons pas accepter.

— Eh bien, n’acceptons pas, mon ami. Ce sera un million de moins dans notre poche, voilà tout. »

Il se mit à parler, comme on parle en pendant tout haut, sans s’adresser vraiment à sa femme.

« Oui, un million – c’est impossible – nous serions perdus de réputation – tant pis – il aurait fallu qu’il m’en donnât la moitié, à moi, ça arrangeait tout. »

Et il s’assit, croisa ses jambes et se mit à tripoter ses favoris comme il faisait aux heures de grande méditation.

Mme Serbois avait ouvert son panier à ouvrage ; elle en tira un bout de broderie, et elle dit en se mettant au travail :

« Moi, je n’y tiens pas. C’est à toi de réfléchir. »

Il fut longtemps sans répondre, puis hésitant :

« Voilà, il y aurait peut-être un moyen, c’est de me céder la moitié de l’héritage, par donation entre vifs. Nous n’avons pas d’enfants, tu le peux. De cette façon, ça fermera la bouche au monde. »

Elle demanda avec gravité : « Je ne vois pas trop comment ça lui fermera la bouche ! »

Il se fâcha brusquement : « Il faut que tu sois stupide. Nous dirons que nous avons hérité par moitié ; et ce sera vrai. Nous n’avons pas besoin d’expliquer que le testament était à son nom. »

Elle le regarda encore, d’un regard perçant : « Comme tu voudras, je suis prête. »

Alors, il se leva et se remit à marcher. Il paraissait hésiter de nouveau, bien que son visage fût radieux : « Non... peut-être vaut-il mieux y renoncer tout à fait... c’est plus digne... pourtant... de cette façon on n’aurait rien à dire... Les gens les plus scrupuleux seraient forcés de s’incliner... Oui, ça arrange tout... »

Il s’arrêta devant sa femme : « Eh bien, si tu veux, Bichette, je vais retourner tout seul chez maître Lamaneur pour le consulter et lui expliquer la chose. Je lui dirai que tu as préféré ça, par convenance, pour qu’on ne puisse pas jaboter. Du moment que j’accepte la moitié de cet héritage, il est bien évident que je suis sûr de mon fait, que je suis au courant de la situation, que je la sais bien nette, bien honnête. C’est comme si je te disais : « Accepte aussi, ma chère, puisque j’accepte, moi, ton mari. » Autrement, vrai, ça n’était pas digne.