Comme son mari revenait le lendemain, je fus quelques jours sans aller chez elle.
Quand j’y revins, je m’étonnai de ne plus apercevoir Misti. Je demandai où il était.
Elle rougit et répondit : « Je l’ai donné. Je n’étais pas tranquille. » Je fus surpris. « Pas tranquille ; Pas tranquille ; A quel sujet ? »
Elle m’embrassa longuement, et tout bas : « J’ai eu peur pour tes yeux, mon chéri. »
22 janvier 1884
Notes d’un voyageur
Sept heures. Un coup de sifflet ; nous partons. Le train passe sur les plaques tournantes, avec le bruit que font les orages au théâtre ; puis il s’enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.
Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. A mes côtés, un jeune ménage, ou du moins un jeune couple. Sont-ils mariés ; La jeune femme est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est ce parfum-là ; je le connais sans le déterminer. Ah ; j’y suis. Peau d’Espagne. Cela ne dit rien. Attendons.
La grosse dame dévisage la jeune avec un air d’hostilité qui me donne à penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà ; Le bossu s’est roulé en boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n’aperçoit que son regard brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.
Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un gardien chargé de veiller sur l’ordre et sur la moralité du wagon.
Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même châle, les yeux ouverts, sans parler ; sont-ils mariés ;
Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.
Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C’est fait. Elle dort.
O sommeil, mystère ridicule qui donne au visage les aspects les plus grotesques, tu es la révélation de la laideur humaine. Tu fais apparaître tous les défauts, les difformités et les tares ; Tu fais que chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature.
Je me lève et j’étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis je m’assoupis à mon tour.
De temps en temps, l’arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom d’une ville, puis nous repartons.
Voici l’aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs ; C’est commun : ils sont mariés. On ne sent pas bon dans le compartiment. J’ouvre une fenêtre pour changer l’air. Le froid réveille tout le monde, à l’exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa couverture.
La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau.
La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son compagnon. Si elle n’était point mariée elle aurait d’abord contemplé son miroir ;
Voici Marseille. Vingt minutes d’arrêt. Je déjeune. Nous repartons. Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.
Alors les deux ménages, l’ancien et le nouveau, déballent des provisions. Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité ; Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs.
S’il gèle, ouvrez les portières ; S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous horreur du tabac ; mettez-vous à chanter, aboyez, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds ; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.
L’homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la répandre sur les coussins dès qu’on se met à dîner près de lui. Tout est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent par l’odeur de leurs mangeailles.
Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée de villes charmantes.
Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce pays désert inconnu et ravissant qu’on nomme les Montagnes des Maures. Un grand fleuve sur lequel aucun pont n’est jeté, l’Argens, sépare du continent cette presqu’île sauvage, où l’on peut marcher un jour entier sans rencontrer un être, où les villages perchés sur les monts, sont demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades, leurs portes cintrées, sculptées et basses.
Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les lettres de Hyères et de Saint-Tropez.
Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre, deux paradis pour les malades.
Voici le golfe de Juan ; l’escadre cuirassée semble endormie sur l’eau.
Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville. Allons la voir.
On suit un boulevard qui a l’air d’un marais et on parvient, sur une hauteur, à un bâtiment d’un goût douteux et qui ressemble, en tout petit, au grand palais du Trocadéro.
Là-dedans, quelques promeneurs au milieu d’un chaos de caisses.
L’exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour l’année prochaine.
L’intérieur serait joli s’il était terminé. Mais... il en est loin.
Deux sections m’attirent surtout : « les comestibles et les beaux-arts ». Hélas ; voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille choses exquises à manger... Mais... il est interdit d’en vendre... On ne peut que les regarder... Et cela pour ne point nuire au commerce de la ville ; Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec défense d’y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de l’esprit humain.
Les beaux-arts sont... en préparation. On a ouvert cependant quelques salles où l’on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet, de Le Poittevin, un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par Courtois, un délicieux Béraud, etc. Le reste... après déballage.
Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m’offrir une ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.
Le mistral souffle. L’aérostat se balance d’une manière inquiétante. Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se rompent. On interdit au public l’entrée de l’enceinte. On me met également à la porte.
Je grimpe sur ma voiture et je regarde.
De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un bruit singulier, et la peau brune du ballon s’efforce de sortir des mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente, une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui s’abat comme une toile flasque, crevée et morte.