A mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la ville et je lis avec stupeur :
« La tempête qui règne actuellement sur notre littoral a obligé l’administration des ballons captifs et libres de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.
Le système de dégonflement qu’a employé M. Godard est une de ses inventions qui lui font le plus grand honneur. »
Oh-oh-oh-oh !
O brave public !
Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au prix des diamants.
On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la montagne au milieu d’un paysage admirable.
Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo... Chut ;... Quand on aime le jeu, je comprends qu’on adore cette jolie petite ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent point ; On n’y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.
Plus loin, c’est Menton, le point le plus chaud de la côte et le plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les poitrinaires guérissent.
Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de chemin de fer, des assassinats et des vols.
« ... J’ai connu un Corse, Madame, qui s’en venait à Paris avec son fils. Je parle de loin, c’était dans les premiers temps de la ligne P.-L.-M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis.
« Le fils, qui avait vingt ans, n’en revenait pas de voir courir le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour regarder. Son père lui disait sans cesse : “Hé ; prends garde, Mathéo, de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal.” Mais le garçon ne répondait seulement point.
« Moi je disais au père :
« Té, laisse-le donc, si ça l’amuse. »
« Mais le père reprenait :
« Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ca. »
« Alors, comme le fils n’entendait point, il le prit par son vêtement pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.
« Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n’avait plus de tête, Madame... elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne saignait seulement plus ; tout avait coulé le long de la route... »
Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s’abattit vers sa voisine. Elle avait perdu connaissance...
4 février 1884
Vains conseils
Mon cher ami, le conseil que tu me demandes est bien difficile à donner.
Donc tu as une liaison que tu ne peux dénouer, et qui me paraît être dans des conditions déplorables pour toi. Je suis vieux, on t’a dit que j’avais vécu, et tu appelles mon expérience à ton aide. J’ai peur qu’elle ne puisse rien pour toi, tu me sembles mal pris.
Si j’ai bien pénétré ta lettre, voici ton cas. Tu as fait la conquête d’une femme mariée trop tenace. Je vais préciser pour être sûr de ne me point tromper.
Tu es jeune, fort jeune, vingt-cinq ans. Après avoir un peu couru, de droite et de gauche, par les rues et les femmes des rues, tu as été sollicité, comme nous le sommes tous, par le désir d’amours plus élégantes.
Alors tu as remarqué une amie de ta mère qui te remarquait, elle, depuis quelque temps déjà.
Elle se trouvait juste à ce moment où la femme est encore bien, mais sur le point de devenir mal. Quarante ans passés, de l’embonpoint, de la fraîcheur, cette fraîcheur des raisins conservés, et de la tendresse à revendre, son mari n’en consommant plus depuis longtemps.
Vous avez d’abord échangé des regards. Puis vos poignées de main ont été un peu longues, plus étroites, avec des pressions timides d’abord puis significatives. Puis tu l’as embrassée, un soir, derrière une porte et elle t’a rendu ton baiser avec usure.
Tu es sorti pour te promener, ravi, léger, délirant. Tu étais pris. Quelques jours plus tard la chaîne était rivée. Une rude chaîne, mon pauvre ami.
D’abord l’âge de ta maîtresse constitue à lui tout seul un danger terrible. Les femmes, à ce point-là, cherchent leur dernière proie, le pain à mettre sur la planche pour les vieux jours. La planche est capitonnée. Tant mieux. Mais qu’importe ; Un vieux renard est plus retors qu’un jeune. Et puis songe que la chose à laquelle une femme consent le moins à renoncer, c’est l’amour. Elle retarde ce moment d’abdication le plus loin possible et, si elle le peut, jusqu’à la paralysie sénile. Moi, je voudrais qu’on condamnât la débauche des vieilles comme les détournements de mineures. Est-il plus coupable, en effet, de commencer trop tôt que de finir trop tard ; Dans les deux cas, on viole la nature.
Mon pauvre garçon, que je te plains ; Voici, n’est-ce pas, cinq ans que la chose dure. Oui, j’ai bien compris, elle était encore appétissante. Elle ne l’est plus. Cinq ans, à l’âge de la culbute ça compte pour cinquante. Tu l’as vue se détériorer de jour en jour. Quand tu l’as prise c’était un plat mangeable. Maintenant, ce ne sont plus que des restes... bons à jeter.
Tu n’auras désormais, je le crains, que la consolation de la voir vieillir. C’est au moins une vengeance, cela, et une bonne.
Car je ne découvre pas comment tu pourrais t’en débarrasser, à moins de dire la chose à ta mère, ce qui ne serait pas délicat. Elle dîne chez vous deux fois par semaine ; elle vient, le soir, à tout moment. Son mari t’adore et t’emmène au spectacle. C’est dans l’ordre. Quant à elle, elle te lapide d’attentions, de soins, de tendresses, de marques irrécusables d’amour.
Vois-tu, voici deux choses qu’on devrait enseigner aux enfants, avec l’alphabet : Il ne faut jamais prendre une maîtresse qui ne peut plus vous être infidèle.
Il faut se garder autant que possible des liaisons qu’on ne peut pas dénouer avec de l’argent.
Quand une femme est encore désirable, en manœuvrant bien, on peut souvent s’en débarrasser au détriment d’un ami. Ce n’est point ton espoir. Cependant, tu veux rompre à tout prix. Rompre ; Quel problème ;
Celui qui ferait un bon manuel de l’art de rompre rendrait plus de services à l’humanité, aux hommes surtout, que l’inventeur des chemins de fer. Cherchons des moyens pratiques.
Si nous vivions dans un autre siècle et avec d’autres mœurs, je te conseillerais simplement de l’empoisonner, puisqu’elle dîne souvent chez toi. Mais tu t’y prendrais mal et tu te ferais pincer.
Je sais bien qu’il y a encore d’autres moyens d’empoisonner une femme, que la loi ne peut prévoir et ne punit point. Il ne m’appartient pas de te les dévoiler, passons.
Il n’existe en réalité, pour rompre avec une maîtresse, qu’un bon procédé : c’est le plongeon. On disparaît et on ne reparaît plus. Elle vous écrit, on ne répond pas ; elle vient vous voir, on a déménagé. Elle vous recherche partout, vous demeurez introuvable. Si par hasard on la rencontre, on a l’air de ne point la reconnaître, et on passe. Si elle vous arrête, on lui demande avec politesse : « Que désirez-vous, Madame ? » Et on jouit de sa stupéfaction, de sa fureur indignée. Avec ce procédé, il n’y a à craindre que le vitriol. Ce moyen a cet avantage d’être radical et grossier. Mais il n’est point applicable à ton cas, malheureusement, puisque tu vis en famille. Il faut toujours que le lapin chassé revienne terrer à son trou ; il faut toujours rentrer au logis paternel, quelque longue que soit l’absence. Elle te rattrapera au retour, voilà tout.