Donc quoi ; Te résigner ; La garder. Je sais bien que tu as pour elle maintenant autant de haine que de dégoût. Tant pis. Je crois qu’il faut uniquement appliquer ton habileté à éviter les occasions. Puis, dérobe toi, perds connaissance, simule des attaques de nerfs, de rage ou d’épilepsie, crie : « Au feu ; A l’assassin ! » dès que vous serez seuls ; laisse ton manteau ou même plus ; paye un domestique pour taper aux portes aussitôt qu’elle se trouvera enfermée avec toi. Mais résigne-toi à subir, au moins platoniquement, sa passion.
Maintenant s’il te faut absolument une rupture, fais-toi surprendre en flagrant délit, par le mari. Tu en seras quitte pour deux mois de prison. C’est peu. Quant au procédé, ne le juge pas indélicat : il est licite autant que légal.
Je sais bien que le mari ne voudra peut-être pas te surprendre et que tu t’exposes ainsi à un rendez-vous capital et fort pénible. Je vais t’indiquer le moyen pour attirer dans ton piège l’époux soupçonneux et prudent. Ecris-lui une lettre d’amour que tu signeras du nom d’une actrice, jeune et jolie, en lui demandant une heure de tête à tête.
Tout homme a une tendance à se croire irrésistible. Il viendra. Tu lui auras recommandé d’entrer hardiment sans sonner dans la demeure indiquée. Toi, tu ne mettras point le verrou, et tu résisteras le plus longtemps possible. Soit qu’il se fâche ou qu’il pardonne, il arrangera ton affaire. Aie soin toutefois d’avoir des témoins dans une armoire pour le cas où il se refuserait à toute constatation.
L’amour, mon petit, est une chose bien gentille et bien désagréable en même temps. « Quand il est tiré, il faut le boire », comme disait le maréchal de Saxe : malheureusement les vieux vins de la tendresse ne valent pas les vieux vins des caves.
Je m’aperçois que je t’ai fait un long sermon, et que je ne te donne, en somme, aucun moyen pratique. Il n’y en a pas. Tout dépend de l’habileté personnelle, de la souplesse et des individus.
Tu peux aussi te faire prêtre ; ou te brûler la cervelle ;
Il y aurait bien encore... un mariage ; Mais vraiment ne serait-ce point tomber d’un mal dans un pire. Et puis cela te délivrerait-il ;
Enfin, entre nous, sais-tu ce que je ferais, à ta place ; C’est vilain ce que je vais te dire, mais tout est permis pour se défendre. Eh bien, je tâcherais de la rendre mère, s’il en est encore temps. Elle t’en voudra si fort qu’il se peut qu’elle te quitte.
Mais je voudrais qu’il y eût dans les collèges un enseignement spécial pour prémunir les jeunes élèves contre les dangers de cette nature. On vous apprend le grec et le latin qui ne vous sont guère utiles, et on ne vous apprend pas à vous défendre des femmes qui sont, en somme le plus grand danger de notre vie. On devrait nous révéler leur nature leurs ruses, leur ténacité, et mille autres choses. Nous mettre en garde contre elles.
Il est vrai que cela ne servirait peut-être à rien.
Je te serre la main, comme on fait à la porte des cimetières, aux gens qu’on ne peut ni soulager, ni consoler.
Pour copie conforme :
MAUFRIGNEUSE.
26 février 1884
Souvenirs
MA CHÈRE SOPHIE,
non, je ne viendrai pas à Paris ce printemps. Je reste chez moi, dans mon trou, comme tu dis. Je me fais l’effet des vieilles bêtes qui ne sortent plus de leur terrier, parce que tout les fatigue et que tout les effraye. Je ne suis plus de l’âge où l’on a des curiosités, des plaisirs et des joies nouvelles. Je n’ai que des joies anciennes, mes plaisirs ne sont que de la résignation, et je vis dans les souvenirs comme les jeunes gens vivent dans l’espérance.
Te rappelles-tu un vers de M. Sainte-Beuve, que nous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé dans ma tête, car il me dit tant de choses, à moi, ce vers ; Il a bien souvent soutenu mon pauvre cœur :
Naître, vivre et mourir dans la même maison.
Je ne la puis plus quitter maintenant, cette maison où je suis née, où j’ai vécu, et où j’espère mourir. Ce n’est pas gai tous les jours, mais c’est doux, car je suis enveloppée de souvenirs.
Je ne la quitte que pour aller passer un mois ou deux chez ma fille. Puis c’est Julie qui vient me voir à son tour. Le reste du temps, je suis seule. Cela t’étonne, n’est-ce pas, qu’on puisse vivre ainsi, seule, toute seule ; Que veux-tu ; je suis entourée d’objets familiers, si connus qu’ils me font l’effet de personnes vivantes, et qu’ils me parlent sans cesse de toutes les choses de ma vie, et des miens, des morts et des vivants éloignés.
Je ne lis plus beaucoup. Je suis vieille. Mais je songe sans fin, ou plutôt je rêve. Oh ; je ne rêve point à ma façon d’autrefois. Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventures que nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous les horizons de bonheur entrevus.
Rien de cela ne s’est réalisé. Ou plutôt c’est autre chose qui a eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceux qui savent prendre bravement leur parti de la vie.
Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nous autres femmes ; C’est parce qu’on nous apprend dans la jeunesse à trop croire au bonheur. Nous ne sommes jamais élevées avec l’idée de combattre et de souffrir. Et, au premier choc, notre cœur se brise.
Nous attendons, l’âme ouverte, des cascades d’événements heureux. Il n’en arrive que d’à moitié bons et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vrai bonheur, j’ai appris à le connaître. Il ne consiste point dans la venue subite d’une grande félicité, car elles sont bien rares et bien courtes, les grandes félicités, et elles vous laissent, une fois passées, l’âme plus sombre, comme font les éclairs dans la nuit ; mais il réside simplement dans l’attente tranquille et patiente d’une foule d’allégresses qui n’arrivent jamais.
Le bonheur, c’est l’attente, l’attente heureuse, la confiance, c’est un horizon plein d’espérance, c’est le rêve ;
Oui, ma chère, il n’y a de bon que le rêve, et j’occupe à cela presque toutes mes heures. Mais, au lieu de rêver en avant, je rêve en arrière maintenant.
Je m’assois devant mon feu, dans un fauteuil doux à mes vieux os, et je retourne doucement vers les choses, les événements et les gens laissés sur ma route.
Comme c’est court, une vie, surtout celles qui se passent tout entières au même endroit.
Naître, vivre et mourir dans la même maison.