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Les souvenirs sont massés, serrés ensemble. Et, quand on est vieille, il semble parfois qu’il y a à peine dix jours qu’on était jeune. Oui, tout a glissé, comme s’il s’agissait d’une journée : le matin – le midi – le soir. Et la nuit vient.

En regardant le feu, pendant des heures et des heures, le passé renaît comme si c’était d’hier. On ne sait plus où on est, le rêve vous emporte ; on retraverse son existence entière.

Et souvent j’ai l’illusion d’être fillette, tant il me revient de bouffées d’autrefois, des sensations de jeunesse, des élans même, des battements de cœur d’enfant, toute une sève de dix-huit ans ; et, j’ai, nettes comme des réalités nouvelles, des visions de choses oubliées.

Oh ; comme je suis surtout traversée par des souvenirs brusques de mes promenades de jeune fille. Là, sur mon fauteuil, devant mon feu, j’ai retrouvé étrangement, l’autre soir, un coucher de soleil que j’ai vu, étant bien jeune, sur une plage de Bretagne. Je l’avais oublié, certes, depuis longtemps, et il m’est revenu tout à coup, sans raison, ou peut-être parce qu’une lueur de tisons rouges aura réveillé dans ma mémoire la vision de cette lueur géante qui embrasait l’horizon ce soir-là ; Je me suis tout rappelé : le paysage, ma robe, et même des détails de rien du tout, un petit bobo que j’avais au doigt depuis quelques jours, et cela si vivement, que j’ai cru en souffrir encore. J’ai senti l’odeur salée, humide et fraîche des sables mouillés, et j’ai frémi de la même exaltation, jeune et poétique ; et toutes mes sensations d’alors m’ont assaillie en foule, distinctes cependant, avec tous mes désirs ébauchés et toutes mes espérances confuses. Et je me suis mise à respirer à longs traits l’air marin qui me soufflait dans la figure. Oui, vraiment, j’ai eu seize ans pendant quelques minutes.

D’autres fois, je me procure d’autres plaisirs.

Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Sophie, que dans la maison on ne détruit rien. Nous avons, en haut sous le toit, une grande chambre de débarras qu’on appelle « le grenier des reliques ». Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j’y monte et je regarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne pensais plus et qui me rappellent un tas de choses. Ce ne sont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuis l’enfance et auxquels sont attachés des souvenirs d’événements, de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ont pris, à force d’être mêlés à notre vie, une personnalité, une physionomie ; qui sont les compagnons silencieux de nos heures douces ou sombres. Mais je retrouve, dans ce fouillis, des bibelots usés, ces vieux petits objets insignifiants qui ont traîné pendant quarante ans à côté de nous, sans qu’on les ait jamais remarqués, et qui, revus ainsi, tout à coup, prennent une importance, une signification de témoins anciens, d’amis oubliés et retrouvés.

Ce sont des niaiseries peut-être ; mais de ces niaiseries-là est faite la vie des vieilles gens. A Paris, vous vivez si vite que vous n’avez pas le temps de vivre. Je ne sais si tu me comprends bien. Vous ne pensez qu’à vos affaires, à vos sorties. Il ne vous reste pas même le loisir d’être triste, de songer aux choses noires, de sentir s’écouler les heures et de regarder passer les événements, comme on regarde, d’une fenêtre, tomber les feuilles.

Vous avez à peine une pensée pour chaque chose, à peine un regret pour les morts, à peine un souvenir pour les heures finies, à peine une affection qui soit profonde. Le temps vous manque. Il faut être prête pour les visites, ne rien oublier des courses à faire, des commandes et des achats. On descend de fiacre pour monter en tramway, et, quand on peut disposer d’un quart d’heure, on fait un bout de route à pied pour respirer. Puis on rentre en retard, parce qu’on a perdu cinq minutes ici, cinq minutes là. Et, comme on est en retard du matin au soir, on n’a jamais les heures tranquilles qu’il faut pour se souvenir de l’autrefois.

Moi, je me souviens longuement, n’ayant plus à faire que cela. Et je me sens apeurée horriblement par la pensée de tout ce mouvement dans lequel tu m’appelles.

Donc, je ne bougerai point, ce printemps. Et puis, vois-tu, je suis si vieille que j’ai peur. Je voudrais bien, comme dit M. Sainte-Beuve,

Naître, vivre et mourir dans la même maison.

Tu ne m’en voudras point.

DELPHINE.

23 mars 1884

Chronique

Enfin ! Enfin ! Saluons la justice de notre pays, elle devient presque étonnante. En quinze jours, elle a rendu deux arrêts surprenants.

Elle a condamné à un an de prison une jeune furie qui avait ravagé avec du vitriol le visage de sa rivale.

Puis, huit jours plus tard, elle a frappé de la même peine un mari, complaisant d’abord, jaloux ensuite, qui avait logé une balle de revolver dans le ventre de son concurrent heureux.

Cette nouvelle manière d’apprécier ce genre de délits est assurément préférable à l’ancienne. Elle laisse cependant encore à désirer.

Dans le premier cas, un médecin, passant de la brune à la blonde, est la cause de cette affreuse vengeance, pire que la mort. Une pauvre fille, défigurée, devenue hideuse, portera jusqu’à ses derniers jours les marques horribles de l’infidélité bien excusable d’un homme.

Quel est donc le coupable, s’il y en a un ? L’homme assurément !

Il vient, comme témoin, déposer sur les faits.

Or, la seule, la vraie condamnée, la grande punie, c’est l’innocente.

Un an de prison, fort bien. Cela n’est rien. Pour un an de prison, on peut donc enlever le nez et les oreilles et brûler les yeux d’une rivale dont la beauté vous gêne. La seule manière de punir cette confusion dans le choix de la victime et cette erreur sur le coupable ne serait-elle pas de condamner à des réparations pécuniaires, les seules qui touchent profondément l’humanité  ; Ne devrait-on pas ordonner que, pendant dix ans, vingt ans jusqu’à la mort puisque les atroces blessures demeureront jusqu’à la décomposition finale, – que, jusqu’à la mort, celle qui a mutilé ainsi sa rivale, au lieu de frapper l’amant, lui paie une pension, lui fasse une rente, lui donne, si elle est ouvrière, la moitié de ce qu’elle gagne et, si elle est riche, une somme considérable.

L’autre pourra offrir cela aux pauvres, si elle veut.

Dans le second cas, le mari, un ouvrier, avait toléré toutes les escapades de sa femme. Il l’a reprise dix fois dix fois elle est repartie. Il a même poussé la complaisance jusqu’à ouvrir la porte en disant : « Je te donne huit jours, mais pas plus. En huit jours, tu as bien le temps de te passer ton caprice. Puis tu reviendras et tu seras bien sage. »

Elle a répondu : « Oui, mon gros loup. » Elle a fait son petit paquet pour une semaine, puis elle s’est mise en route, le cœur joyeux, sur la foi de la parole jurée.

En entrant chez son ami, elle lui a dit sans doute : « Tu sais, j’ai huit jours. »

Il a dû répondre : « Allons, tant mieux ; Ton mari est bien gentil. Je lui offrirai un verre à la prochaine rencontre. »

Lui aussi, il dormait tranquille, cet homme. Or, un matin, il se trouve en face de l’époux. Il va vers lui, la main tendue, pour lui proposer d’entrer chez le mastroquet d’en face. Que pouvait-il craindre ; il avait encore trois jours devant lui !