Puis je m’occupai moi-même à chercher quelque distraction dans le tas des belles disponibles.
« Je ne réussis point. Tout le monde n’est pas Jules Radier et je partis, tout seul, vers une heure du matin.
« Devant la porte une dizaine de fiacres attendaient tristement les derniers invités. Ils semblaient avoir envie de fermer leurs yeux jaunes, qui regardaient les trottoirs blancs.
« N’habitant pas loin, je voulus rentrer à pied. Voilà qu’au tournant de la rue j’aperçus une chose étrange :
« Une grande ombre noire, un homme, un grand homme, s’agitait, allait, venait, piétinait dans la neige en la soulevant, la rejetant, l’éparpillant devant lui. Etait-ce un fou ? Je m’approchai avec précaution. C’était le beau Jules.
« Il tenait en l’air d’une main ses bottines vernies et de l’autre ses chaussettes. Son pantalon était relevé au-dessus des genoux, et il courait en rond, comme dans un manège, trempant ses pieds nus dans cette écume gelée, cherchant les places où elle était demeurée intacte, plus profonde et plus blanche. Et il s’agitait, ruait, faisait des mouvements de frotteur qui cire un plancher.
« Je demeurai stupéfait.
« Je murmurai :
« Ah çà ! Tu perds la tête ? »
« Il répondit sans s’arrêter : “Pas du tout, je me lave les pieds. Figure-toi que j’ai levé la belle Sylvie. En voilà une chance ! Et je crois que ma bonne fortune va s’accomplir ce soir même. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Moi, je n’avais pas prévu ça, sans quoi j’aurais pris un bain.”
Pol conclut : « Vous voyez donc que la neige est utile à quelque chose. »
Mon matelot, fatigué, avait cessé de ramer. Nous demeurions immobiles sur l’eau plate.
Je dis à l’homme : « Revenons. » Et il reprit ses avirons.
A mesure que nous approchions de la terre, la haute montagne blanche s’abaissait, s’enfonçait derrière l’autre, la montagne verte.
La ville reparut, pareille à une écume, une écume blanche, au bord de la mer bleue. Les villas se montrèrent entre les arbres. On n’apercevait plus qu’une ligne de neige, au-dessus, la ligne bosselée des sommets qui se perdait à droite, vers Nice.
Puis, une seule crête resta visible, une grande crête qui disparaissait elle-même peu à peu, mangée par la côte la plus proche.
Et bientôt on ne vit plus rien, que le rivage et la ville, la ville blanche et la mer bleue où glissait ma petite barque, ma chère petite barque, au bruit léger des avirons.
3 février 1885
Lettre d’un fou
Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira.
Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d’esprit, et vous apprécierez s’il ne vaudrait pas mieux qu’on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
Voici l’histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.
Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l’homme, sans m’étonner et sans comprendre., Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l’existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m’entoure, quand, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.
C’est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici : « Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence.
Enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d’une certaine façon seraient différentes si notre machine n’était pas de cette façon. »
J’ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit.
En effet, nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C’est-à-dire que l’être intérieur, qui constitue le moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l’être extérieur qui constitue le monde.
Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux.
Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière.
Peu nombreux, parce que nos sens n’étant qu’au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
Je m’explique. – L’œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points.
Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimension moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui. D’où il résulte qu’il ne sait et ne voit presque rien, que l’univers presque entier lui demeure caché, l’étoile qui habite l’espace et l’animalcule qui habite la goutte d’eau.
S’il avait même cent millions de fois sa puissance normale, s’il apercevait dans l’air que nous respirons toutes les races d’êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu’il ne les atteindrait pas.
Donc toutes nos idées de proportion sont fausses puisqu’il n’y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse.
Notre appréciation sur les dimensions et les formes n’a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d’un organe et par une comparaison constante avec nous-mêmes.
Ajoutons que l’œil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le trompe. Il le confond avec l’air qu’il ne voit pas non plus.
Passons à la couleur.
La couleur existe parce que notre œil est constitué de telle sorte qu’il transmet au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les frappent.
Toutes les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les nuances.
Donc cet organe impose à l’esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire de constater les dimensions et d’apprécier les rapports de la lumière et de la matière.
Examinons l’ouïe.
Plus encore qu’avec l’œil, nous sommes les jouets et les dupes de cet organe fantaisiste.
Deux corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l’atmosphère. Ce mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui change immédiatement en bruit ce qui n’est, en réalité, qu’une vibration.