Выбрать главу

La nature est muette. Mais le tympan possède la propriété miraculeuse de nous transmettre sous forme de sens, et de sens différents suivant le nombre des vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l’espace.

. Cette métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l’oreille au cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l’algèbre.

Que dire du goût et de l’odorat ? Connaîtrions-nous les parfums et la qualité des nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ?

L’humanité pourrait exister cependant sans l’oreille, sans le goût et sans l’odorat, c’est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l’odeur.

Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d’admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d’autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.

Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d’inconnu inexploré.

Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes.

Tout est faux, tout est possible, tout est douteux.

Formulons cette certitude en nous servant du vieux dicton : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté.

Deux et deux ne doivent plus faire quatre en dehors de notre atmosphère.

Vérité sur la terre, erreur plus loin, d’où je conclus que les mystères entrevus comme l’électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés, que parce que la nature ne nous a pas fourni l’organe, ou les organes nécessaires pour les comprendre.

Après m’être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n’existe que pour moi tel que je le perçois et serait totalement différent pour un autre être autrement organisé, après en avoir conclu qu’une humanité diversement faite aurait sur le monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car l’accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et les divergences d’opinions ne proviennent que des légères différences de fonctionnement de nos filets nerveux, j’ai fait un effort de pensée surhumain pour soupçonner l’impénétrable qui m’entoure.

Suis-je devenu fou ?

Je me suis dit : « Je suis enveloppé de choses inconnues. » J’ai supposé l’homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant de mystères cachés, l’homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance. Et j’ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l’air, peur de la nuit. Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans limites, quel est le reste ? Le vide n’est pas ? Qu’y a-t-il dans le vide apparent ?

Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l’homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n’est pas autre chose que ce qui nous demeure voilé !

Alors j’ai compris l’épouvante. Il m’a semblé que je touchais sans cesse à la découverte d’un secret de l’univers.

J’ai tenté d’aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par moments l’invisible.

Je me suis dit : « Tout est un être. Le cri qui passe dans l’air est un être comparable à la bête puisqu’il naît, produit un mouvement, se transforme encore pour mourir. Or, l’esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n’a donc pas tort. Qui sont-ils ? »

Combien d’hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les peut distinguer, car nous n’avons pas l’œil qui les verrait, ou plutôt l’organe inconnu qui pourrait les découvrir.

Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Etres ou mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu’ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j’ai vu – j’ai vu un être invisible – autant qu’on peut les voir, ces êtres.

Je demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma table, la tête dans mes mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j’ai cru qu’une main intangible, ou plutôt qu’un corps insaisissable, m’effleurait légèrement les cheveux. Il ne me touchait pas, n’étant point d’essence charnelle, mais d’essence impondérable, inconnaissable.

Or, un soir, j’ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d’une façon singulière. J’ai frémi. Je me suis tourné. Je n’ai rien vu. Et je n’y ai plus songé.

Mais le lendemain, à la même heure, le même bruit s’est produit. J’ai eu tellement peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n’étais pas seul dans ma chambre. On ne voyait rien pourtant. L’air était limpide, transparent partout. Mes deux lampes éclairaient tous les coins.

Le bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet cependant, je me retournais souvent.

Le lendemain je m’enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir à voir l’invisible qui me visitait.

Et je l’ai vu. J’en ai failli mourir de terreur.

J’avais allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table.

En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite, ma cheminée. A gauche, ma porte que j’avais fermée au verrou. Derrière moi, une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J’avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées.

Puis je m’assis comme tous les jours.

Le bruit s’était produit, la veille et l’avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J’attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.

Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’invisible, et qu’il me cachait.

Oh ! Comme j’eus peur ! Et voilà que je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse.

Ce qui me cachait n’avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.

Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je le fais tous les jours en me regardant.

Je l’avais donc vu !