Ce jour-là, une lettre surtout arrêta son œil. Elle était simple pourtant, sans rien de révélateur ; mais il la considéra avec inquiétude, avec une sorte de frisson au cœur. Il pensa : « De qui ça peut-il être ? Je connais certainement cette écriture, et je ne la reconnais pas. »
Il l’éleva à la hauteur du visage, en la tenant délicatement entre deux doigts, cherchant à lire à travers l’enveloppe, sans se décider à l’ouvrir.
Puis il la flaira, prit sur la table une petite loupe qui traînait pour étudier tous les détails des caractères. Un énervement l’envahissait. « De qui est-ce ? Cette main-là m’est familière, très familière. Je dois avoir lu souvent de sa prose, oui très souvent. Mais ça doit être vieux, très vieux. De qui diable ça peut-il être ? Baste ! Quelque demande d’argent. » Et il déchira le papier ; puis il lut :
« Mon cher ami,
vous m’avez oubliée, sans doute, car voici vingt-cinq ans que nous ne nous sommes vus. J’étais jeune, je suis vieille. Quand je vous ai dit adieu, je quittais Paris pour suivre, en province, mon mari, mon vieux mari, que vous appeliez “mon hôpital”. Vous en souvenez-vous ? Il est mort, voici cinq ans ; et, maintenant, je reviens à Paris pour marier ma fille, car j’ai une fille, une belle fille de dix-huit ans, que vous n’avez jamais vue. Je vous ai annoncé son entrée au monde, mais vous n’avez certes pas fait grande attention à un aussi mince événement.
Vous, vous êtes toujours le beau Lormerin ; on me l’a dit. Eh bien, si vous vous rappelez encore la petite Lise, que vous appeliez Lison, venez dîner ce soir avec elle, avec la vieille baronne de Vance, votre toujours fidèle amie, qui vous tend, un peu émue, et contente aussi, une main dévouée, qu’il faut serrer et ne plus baiser, mon pauvre Jaquelet.
LISE DE VANCE. »
Le cœur de Lormerin s’était mis à battre. Il demeurait au fond de son fauteuil, la lettre sur les genoux et le regard fixe devant lui, crispé par une émotion poignante qui lui faisait monter dies larmes aux yeux ! S’il avait aimé une femme dans sa vie, c’était celle-là, la petite Lise, Lise de Vance, qu’il appelait Fleur-de-Cendre, à cause de la couleur étrange de ses cheveux et du gris pâle de ses yeux. Oh ! Quelle fine, et jolie, et charmante créature c’était, cette frêle baronne, la femme de ce vieux baron goutteux et bourgeonneux qui l’avait enlevée brusquement en province, enfermée, séquestrée par jalousie, par jalousie du beau Lormerin.
Oui, il l’avait aimée et il avait été bien aimé aussi, croyait-il. Elle Ile nommait familièrement Jaquelet, et elle disait ce mot d’une exquise façon.
Mille souvenirs effacés lui revenaient lointains et doux, et tristes maintenant. Un soir, elle était entrée chez lui en sortant d’un bal, et ils avaient été faire un tour au bois de Boulogne : elle décolletée, lui en veston de chambre. C’était au printemps : il faisait doux. L’odeur de son corsage embaumait l’air tiède, l’odeur de son corsage et aussi, un peu celle de sa peau. Quel soir divin ! En arrivant près du lac, comme la lune tombait dans l’eau à travers les branches, elle s’était mise à pleurer. Un peu surpris, il demanda pourquoi.
Elle répondit :
« Je ne sais pas ; c’est la lune et l’eau qui m’attendrissent. Toutes les fois que je vois des choses poétiques, ça me serre le cœur et je pleure. » Il avait souri, ému lui-même, trouvant ça bête et charmant, cette émotion naïve de femme, de pauvre petite femme que toutes les sensations ravagent. Et il l’avait embrassée avec passion, bégayant :
« Ma petite Lise, tu es exquise. »
Quel charmant amour, délicat et court, ça avait été, et fini si vite aussi, coupé net, en pleine ardeur, par cette vieille brute de baron qui avait enlevé sa femme, et qui ne l’avait plus montrée à personne jamais depuis lors !
Lormerin avait oublié, parbleu ! Au bout de deux ou trois semaines. Une femme chasse l’autre si vite, à Paris, quand on est garçon ! N’importe, il avait gardé à celle-là une petite chapelle en son cœur, car il n’avait aimé qu’elle ! Il s’en rendait bien compte maintenant.
Il se leva et prononça tout haut : « Certes, j’irai dîner ce soir ! » Et, d’instinct, il retourna devant sa glace pour se regarder de la tête aux pieds. Il pensait : « Elle doit avoir vieilli rudement, plus que moi. » Et il était content au fond de se montrer à elle encore beau, encore vert, de l’étonner, de l’attendrir peut-être, et de lui faire regretter ces jours passés, si loin, si loin !
Il revint à ses autres lettres. Elles n’avaient point d’importance.
Tout le jour il pensa à cette revenante ! Comment était-elle ? Comme c’était drôle de se retrouver ainsi après vingt-cinq ans ! la reconnaîtrait-il seulement ?
Il fit sa toilette avec une coquetterie de femme, mit un gilet blanc, ce qui lui allait mieux, avec l’habit, que le gilet noir, fit venir le coiffeur pour lui donner un coup de fer, car il avait conservé ses cheveux, et il partit de très bonne heure pour témoigner de l’empressement.
La première chose qu’il vit en entrant dans un joli salon fraîchement meublé, ce fut son propre portrait, une vieille photographie déteinte, datant de ses jours triomphants, pendue au mur dans un cadre coquet de soie ancienne.
Il s’assit et attendit. Une porte s’ouvrit enfin derrière lui ; il se dressa brusquement et, se retournant, aperçut une vieille dame en cheveux blancs qui lui tendait les deux mains.
Il les saisit, les baisa l’une après l’autre, longtemps ; puis relevant la tête il regarda son amie.
Oui, c’était une vieille dame, une vieille dame inconnue qui avait envie de pleurer et qui souriait cependant.
Il ne put s’empêcher de murmurer :
« C’est vous, Lise ? »
Elle répondit :
« Oui, c’est moi, c’est bien moi... Vous ne m’auriez pas reconnue, n’est-ce pas ? J’ai eu tant de chagrin... tant de chagrin... Le chagrin a brûlé ma vie... Me voilà maintenant... Regardez-moi... ou plutôt non... ne me regardez pas... Mais comme vous êtes resté beau, vous... et jeune... Moi, si je vous avais, par hasard, rencontré dans la rue, j’aurais aussitôt crié : « Jaquelet ! » Maintenant, asseyez-vous, nous allons d’abord causer. Et puis j’appellerai ma fillette, ma grande fille. Vous verrez comme elle me ressemble... ou plutôt comme je lui ressemblais... non, ce n’est pas encore ça : elle est toute pareille à la « moi » d’autrefois, vous verrez !
Mais j’ai voulu que nous fussions seuls d’abord. Je craignais un peu d’émotion de ma part au premier moment. Maintenant c’est fini, c’est passé... Asseyez-vous donc, mon ami. »
Il s’assit près d’elle en lui tenant la main ; mais il ne savait que lui dire ; il ne connaissait pas cette personne-là ; il ne l’avait jamais vue, lui semblait-il. Qu’était-il venu faire en cette maison ? De quoi pourrait-il parler ? De l’autrefois ? Qu’y avait-il de commun entre elle et lui ? Il ne se souvenait plus de rien en face de ce visage de grand-mère. Il ne se souvenait plus de toutes ces choses gentilles et douces, et tendres, et poignantes qui avaient assailli son cœur, tantôt, quand il pensait à l’autre, à la petite Lise, à la mignonne Fleur-de-Cendre. Qu’était-elle donc devenue celle-là ? L’ancienne, l’aimée ? Celle du rêve lointain, la blonde aux yeux gris, la jeune, qui disait si bien : Jaquelet ?