Je ne dormis plus cette nuit-là. Et cependant j’avais pu encore être le jouet d’une illusion. Au réveil les sens demeurent troubles. N’était-ce pas moi qui avais jeté bas mon fauteuil et ma lumière en me précipitant comme un fou ?
Non, ce n’était pas moi ! Je le savais à n’en point douter une seconde. Et cependant je le voulais croire.
Attendez. L’Être ! Comment le nommerais-je ? L’Invisible. Non, cela ne suffit pas. Je l’ai baptisé le Horla. Pourquoi ? Je ne sais point. Donc le Horla ne me quittait plus guère. J’avais jour et nuit la sensation, la certitude de la présence de cet insaisissable voisin, et la certitude aussi qu’il prenait ma vie, heure par heure, minute par minute.
L’impossibilité de le voir m’exaspérait et j’allumais toutes les lumières de mon appartement, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
Je le vis, enfin.
Vous ne me croyez pas. Je l’ai vu cependant. J’étais assis devant un livre quelconque, ne lisant pas, mais guettant, avec tous mes organes surexcités, guettant celui que je sentais près de moi. Certes, il était là. Mais où ? Que faisait-il ? Comment l’atteindre ?
En face de moi mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite ma cheminée. A gauche ma porte que j’avais fermée avec soin. Derrière moi une très grande armoire à glace qui me servait chaque jour pour me raser, pour m’habiller, où j’avais coutume de me regarder de la tête aux pieds chaque fois que je passais devant.
Donc je faisais semblant de lire, pour le tromper, car il m’épiait lui aussi ; et soudain je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien !... On y voyait comme en plein jour... et je ne me vis pas dans ma glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Mon image n’était pas dedans... Et j’étais en face... Je voyais le grand verre, limpide du haut en bas ! Et je regardais cela avec des yeux affolés, et je n’osais plus avancer, sentant bien qu’il se trouvait entre nous, lui, et qu’il m’échapperait encore, mais que son corps imperceptible avait absorbé mon reflet.
Comme j’eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement ainsi que je fais chaque jour en me regardant.
Je l’avais vu. L’épouvante m’en est restée qui me fait encore frissonner.
Le lendemain j’étais ici, où je priai qu’on me gardât.
Maintenant, Messieurs, je conclus.
Le Docteur Marrande, après avoir longtemps douté, se décida à faire seul, un voyage dans mon pays.
Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je l’étais. Est-ce vrai ?
Le médecin répondit : « C’est vrai ! »
Vous leur avez conseillé de laisser de l’eau et du lait chaque nuit dans leur chambre pour voir si ces liquides disparaîtraient. Ils l’ont fait. Ces liquides ont-ils disparu comme chez moi ?
Le médecin répondit avec une gravité solennelle : « Ils ont disparu. »
Donc, Messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient d’apparaître sur la terre.
Ah ! Vous souriez ! Pourquoi ? Parce que cet Être demeure invisible. Mais notre œil, Messieurs, est un organe tellement élémentaire qu’il peut distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce qui est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce qui est trop loin lui échappe. Il ignore les bêtes qui vivent dans une goutte d’eau. Il ignore les habitants, les plantes et le sol des étoiles voisines ; il ne voit même pas le transparent.
Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne la distinguera pas et nous jettera dessus, comme l’oiseau pris dans une maison qui se casse la tête aux vitres. Donc, il ne voit pas les corps solides et transparents qui existent pourtant ; il ne voit pas l’air dont nous nous nourrissons, ne voit pas le vent qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes d’eau qui font crouler les falaises de granit.
Quoi d’étonnant à ce qu’il ne voie pas un corps nouveau, à qui manque sans doute la seule propriété d’arrêter les rayons lumineux.
Apercevez-vous l’électricité ? Et cependant elle existe !
Cet être, que j’ai nommé le Horla, existe aussi.
Qui est-ce ? Messieurs, c’est celui que la terre attend, après l’homme ! Celui qui vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se nourrir de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des sangliers.
Depuis des siècles, on le pressent, on le redoute et on l’annonce ! La peur de l’Invisible a toujours hanté nos pères.
Il est venu.
Toutes les légendes de fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elles parlaient, de lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjà.
Et tout ce que vous faites vous-mêmes, Messieurs, depuis quelques ans, ce que vous appelez l’hypnotisme, la suggestion, le magnétisme - c’est lui que vous annoncez, que vous prophétisez !
Je vous dis qu’il est venu. Il rôde inquiet lui-même comme les premiers hommes, ignorant encore sa force et sa puissance qu’il connaîtra bientôt, trop tôt.
Et voici, Messieurs, pour finir, un fragment de journal qui m’est tombé sous la main et qui vient de Rio de Janeiro. Je lis : « Une sorte d’épidémie de folie semble sévir depuis quelques temps dans la province de San-Paulo. Les habitants de plusieurs villages se sont sauvés abandonnant leurs terres et leurs maisons et se prétendant poursuivis et mangés par des vampires invisibles qui se nourrissent de leur souffle pendant leur sommeil et qui ne boiraient, en outre, que de l’eau, et quelquefois du lait ! »
J’ajoute : « Quelques jours avant la première atteinte du mal dont j’ai failli mourir, je me rappelle parfaitement avoir vu passer un grand trois-mâts brésilien avec son pavillon déployé... Je vous ai dit que ma maison est au bord de l’eau... toute blanche... Il était caché sur ce bateau sans doute... »
Je n’ai plus rien à ajouter, Messieurs.
Le Docteur Marrande se leva et murmura :
« Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes tous les deux..., ou si... si notre successeur est réellement arrivé. »
26 octobre 1886
Cri d’alarme
J’ai reçu la lettre suivante. Pensant qu’elle peut être profitable à beaucoup de lecteurs, je m’empresse de la leur communiquer.
« Paris, 15 novembre 1886.
Monsieur,
Vous traitez souvent soit par des contes, soit par des chroniques, des sujets qui ont trait à ce que j’appellerai “la morale courante”. Je viens vous soumettre des réflexions qui doivent, me semble-t-il, vous servir pour un article.