— Quelles douleurs ?
— De douleurs... de douleurs de foie.
— Très bien, Monsieur, je vous remercie. Je comptais rester quelque temps ici ; mais je viens de changer d’avis. Je partirai tout à l’heure, avec Mme Panard.
— Mais... Monsieur...
— C’est inutile, Monsieur, nous partirons. Envoyez la note, omnibus, chambre et service. »
Le patron, effaré, se retira, tandis que M. Panard disait à sa femme :
« Hein, ma bonne, l’ai-je dépisté ? As-tu vu comme il hésitait... douleurs... douleurs... douleurs de foie... je t’en fiche des douleurs de foie ! »
M. et Mme Panard arrivèrent à Cannes à la nuit, soupèrent et se couchèrent aussitôt.
Mais à peine furent-ils au lit, que M. Panard s’écria :
« Hein, l’odeur, la sens-tu, cette fois ? Mais... mais c’est de l’acide phénique, ma bonne... ; on a désinfecté cet appartement. »
Il s’élança de sa couche, se rhabilla avec promptitude, et, comme il était trop tard pour appeler personne, il se décida aussitôt à passer la nuit sur un fauteuil. Mme Panard, malgré les sollicitations de son mari, refusa de l’imiter et demeura dans ses draps où elle dormit avec bonheur, tandis qu’il murmurait les reins cassés :
« Quel pays ! Quel affreux pays ! Il n’y a que des malades dans tous ces hôtels. »
Dès l’aurore, le patron fut mandé.
« Quel est le dernier voyageur qui a habité cet appartement ?
— Le grand-duc de Bade et Magdebourg, Monsieur, un cousin de l’empereur de... de... Russie.
— Ah ! Et il se portait bien ?
— Très bien, Monsieur.
— Tout à fait bien ?
— Tout à fait bien.
— Cela suffit, Monsieur l’hôtelier ; Madame et moi nous partons pour Nice à midi.
— Comme il vous plaira, Monsieur. »
Et le patron, furieux, se retira, tandis que M. Panard disait à Mme Panard :
« Hein ! Quel farceur ! Il ne veut pas même avouer que son voyageur était malade ! Malade ! Ah, oui ! Malade ! Je te réponds bien qu’il y est mort, celui-là ! Dis, sens-tu l’acide phénique, le sens-tu ?
— Oui, mon ami !
— Quels gredins, ces maîtres d’hôtel ! Pas même malade, son macchabée ! Quels gredins ! »
Ils prirent le train d’une heure trente. L’odeur les suivit dans le wagon.
Très inquiet, M. Panard murmurait : « On sent toujours. Ça doit être une mesure d’hygiène générale dans le pays. Il est probable qu’on arrose les rues, les parquets et les wagons avec de l’eau phénique par ordre des médecins et des municipalités. »
Mais quand ils furent dans l’hôtel de Nice, l’odeur devint intolérable.
Panard, atterré, errait par sa chambre, ouvrant les tiroirs, visitant les coins obscurs, cherchant au fond des meubles. Il découvrit dans l’armoire à glace un vieux journal, y jeta les yeux au hasard, et lut : « Les bruits malveillants qu’on avait fait courir sur l’état sanitaire de notre ville sont dénués de fondement. Aucun cas de choléra n’a été signalé à Nice ou aux environs... »
Il fit un bond et s’écria :
« Madame Panard... Madame Panard... c’est le choléra... le choléra... le choléra... j’en étais sûr... Ne défaites pas nos malles... nous retournons à Paris tout de suite... tout de suite. »
Une heure plus tard, ils reprenaient le rapide, enveloppés dans une odeur asphyxiante de phénol.
Aussitôt rentré chez lui, Panard jugea bon de prendre quelques gouttes d’un anticholérique énergique et il ouvrit la valise qui contenait ses médicaments. Une vapeur suffocante s’en échappa. Sa fiole d’acide phénique s’était brisée et le liquide répandu avait brûlé tout le dedans du sac.
Alors sa femme, saisie d’un fou rire, s’écria : « Ah !... ah !... ah !... mon ami... le voilà... le voilà, ton choléra !... »
18 avril 1886
Misère humaine
Jean d’Espars s’animait :
— Fichez-moi la paix avec votre bonheur de taupes, votre bonheur d’imbéciles que satisfait un fagot qui flambe ; un verre de vieux vin ou le frôlement d’une femelle. Je vous dis, moi, que la misère humaine me ravage, que je la vois partout, avec des yeux aigus, que je la trouve où vous n’apercevez rien, vous qui marchez dans la rue avec la pensée de la fête de ce soir et de la fête de demain.
Tenez, l’autre jour, avenue de l’Opéra, au milieu du public remuant et joyeux que le soleil de mai grisait, j’ai vu passer soudain un être, un être innommable, une vieille courbée en deux, vêtue de loques qui furent des robes, coiffée d’un chapeau de paille noire, tout dépouillé de ses ornements anciens, rubans et fleurs disparus depuis des temps indéfinis. Et elle allait traînant ses pieds si péniblement que je ressentais au cœur, autant qu’elle-même, plus qu’elle-même, la douleur de tous ses pas. Deux cannes la soutenaient. Elle passait sans voir personne, indifférente à tout, au bruit, aux gens, aux voitures, au soleil ! Où allait-elle ? Vers quel taudis ? Elle portait dans un papier, qui pendait au bout d’une ficelle, quelque chose ? Quoi ? Du pain ? Oui, sans doute. Personne, aucun voisin n’ayant pu ou voulu faire pour elle cette course, elle avait entrepris, elle, ce voyage horrible, de sa mansarde au boulanger. Deux heures de route, au moins, pour aller et venir. Et quelle route douloureuse ! Quel chemin de la croix plus effroyable que celui du Christ !
Je levai les yeux vers les toits des maisons immenses. Elle allait là-haut ! Quand y serait-elle ? Combien de repos haletants sur les marches, dans le petit escalier noir et tortueux ?
Tout le monde se retournait pour la regarder ! On murmurait : « Pauvre femme », puis on passait ! Sa jupe, son haillon de jupe, traînait sur le trottoir, à peine attachée sur son débris de corps. Et il y avait une pensée là-dedans ! Une pensée ? Non, mais une souffrance épouvantable, incessante, harcelante ! Oh ! La misère des vieux sans pain, des vieux sans espoirs, sans enfants, sans argent, sans rien autre chose que la mort devant eux, y pensez-vous ? Y pensez-vous aux vieux affamés des mansardes ? Pensez-vous aux larmes de ces yeux ternes qui furent brillants, émus et joyeux, jadis ?
Il s’était tu quelques secondes ; puis, il reprit :
Toute ma « joie de vivre », pour me servir du mot d’un des plus puissants et des plus profonds romanciers de notre pays, Émile Zola, qui a vu, compris et raconté comme personne la misère des infimes, toute ma joie de vivre a disparu, s’est envolée soudain, il y a trois ans à l’automne, un jour de chasse, en Normandie.
Il pleuvait, j’allais seul, par la plaine, par les grands labourés de boue grasse qui fondaient et glissaient sous mon pied. De temps en temps une perdrix surprise, blottie contre une motte de terre, s’envolait lourdement sous l’averse. Mon coup de fusil, éteint par la nappe d’eau qui tombait du ciel, claquait à peine comme un coup de fouet, et la bête grise s’abattait avec du sang sur ses plumes
Je me sentais triste à pleurer, à pleurer comme les nuages qui pleuraient sur le monde et sur moi, trempé de tristesse jusqu’au cœur, accablé de lassitude à ne plus lever mes jambes engluées d’argile ; et j’allais rentrer quand j’aperçus au milieu des champs le cabriolet du médecin qui suivait un chemin de traverse.