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Hier, elle attendait. Quoi ? Une lettre ? Une lettre qui lui avait dit « adieu » – ou bien elle avait vu dans les yeux d’un homme, penché sur le lit d’un malade, que tout espoir devait disparaître ! Comme elle pleurait ! Ah ! Tous les cris joyeux et tous les rires que j’entendrai jusqu’à ma mort n’effaceront jamais dans mon oreille ces soupirs de douleur humaine.

Et je songeais, prêt à sangloter moi-même, tant est puissante la contagion des larmes : « Si on ferme jamais les églises, où donc iront pleurer les femmes ? »

20 juillet 1886

La question du latin

Cette question du latin, dont on nous abrutit depuis quelque temps, me rappelle une histoire, une histoire de ma jeunesse.

Je finissais mes études chez un marchand de soupe, d’une Brande ville du Centre, à l’institution Robineau, célèbre dans toute la province par la force des études latines qu’on y faisait.

Depuis dix ans, l’institution Robineau battait, à tous les concours, le lycée impérial de la ville et tous les collèges des sous-préfectures, et ses succès constants étaient dus, disait-on, à un pion, un simple pion, M. Piquedent, ou plutôt le père Piquedent.

C’était un de ces demi-vieux tout gris, dont il est impossible de connaître l’âge et dont on devine l’histoire à première vue. Entré comme pion à vingt ans dans une institution quelconque, afin de pouvoir pousser ses études jusqu’à la licence ès lettres d’abord, et jusqu’au doctorat ensuite, il s’était trouvé engrené de telle sorte dans cette vie sinistre qu’il était resté pion toute sa vie. Mais son amour pour le latin ne l’avait pas quitté et le harcelait à la façon d’une passion malsaine. Il continuait à lire les poètes, les prosateurs, les historiens, à les interpréter, à les pénétrer, à les commenter, avec une persévérance qui touchait à la manie.

Un jour, l’idée lui vint de forcer tous les élèves de son étude à ne lui répondre qu’en latin ; et il persista dans cette résolution, jusqu’au moment où ils furent capables de soutenir avec lui une conversation entière comme ils l’eussent fait dans leur langue maternelle.

Il les écoutait ainsi qu’un chef d’orchestre écoute répéter ses musiciens, et à tout moment frappant son pupitre de sa règle :

« Monsieur Lefrère, Monsieur Lefrère, vous faites un solécisme ! Vous ne vous rappelez donc pas la règle ?... »

« Monsieur Plantel, votre tournure de phrase est toute française et nullement latine. Il faut comprendre le génie d’une langue. Tenez, écoutez-moi... »

Or il arriva que les élèves de l’institution Robineau emportèrent, en fin d’année, tous les prix de thème, version et discours latins.

L’an suivant, le patron, un petit homme rusé comme un singe dont il avait d’ailleurs le physique grimaçant et grotesque, fit imprimer sur ses programmes, sur ses réclames et peindre sur la porte de son institution :

« Spécialités d’études latines. – Cinq premiers prix remportés dans les cinq classes du lycée.

« Deux prix d’honneur au Concours général avec tous les lycées et collèges de France. »

Pendant dix ans l’institution Robineau triompha de la même façon. Or, mon père, alléché par ces succès, me mit comme externe chez ce Robineau que nous appelions Robinetto ou Robinettino, et me fit prendre des répétitions spéciales avec le père Piquedent, moyennant cinq francs l’heure, sur lesquels le pion touchait deux francs et le patron trois francs. J’avais alors dix-huit ans, et j’étais en philosophie.

Ces répétitions avaient lieu dans une petite chambre qui donnait sur la rue. Il advint que le père Piquedent, au lieu de me parler latin, comme il faisait à l’étude, me raconta ses chagrins en français. Sans parents, sans amis, le pauvre bonhomme me prit en affection et versa dans mon cœur sa misère.

Jamais depuis dix ou quinze ans il n’avait causé seul à seul avec quelqu’un.

« Je suis comme un chêne dans un désert, disait-il. Sicut quercus in solitudine. »

Les autres pions le dégoûtaient ; il ne connaissait personne en ville puisqu’il n’avait aucune liberté pour se faire des relations.

« Pas même les nuits, mon ami, et c’est le plus dur pour moi. Tout mon rêve serait d’avoir une chambre avec mes meubles, mes livres, de petites choses qui m’appartiendraient et auxquelles les autres ne pourraient pas toucher. Et je n’ai rien à moi, rien que ma culotte et ma redingote, rien, pas même mon matelas a mon oreiller ! Je n’ai pas quatre murs ou m’enfermer, excepté quand je viens pour donner une leçon dans cette chambre. Comprenez-vous ça, vous, un homme qui passe toute sa vie sans avoir jamais le droit, sans trouver jamais le temps de s’enfermer tout seul, n’importe où, pour penser, pour réfléchir, pour travailler pour rêver ? Ah ! Mon cher, une clef, la clef d’une porte qu’on peut fermer, voilà le bonheur, le voilà, le seul bonheur !

« Ici, pendant le jour, l’étude avec tous ces galopins qui remuent, et pendant la nuit le dortoir avec ces mêmes galopins, qui ronflent. Et je dors dans un lit public au bout des deux files de ces lits de polissons que je dois surveiller. Je ne peux jamais être seul, jamais ! Si je sors je trouve la rue pleine de monde, et quand je suis fatigué de marcher, j’entre dans un café plein de fumeurs et de joueurs de billard. Je vous dis que c’est un bagne. »

Je lui demandais :

« Pourquoi n’avez-vous pas fait autre chose, Monsieur Piquedent ? »

Il s’écriait :

« Eh quoi, mon petit ami, quoi ? Je ne suis ni bottier, ni menuisier, ni chapelier, ni boulanger, ni coiffeur. Je ne sais que le latin, moi, et je n’ai pas de diplôme qui me permette de le vendre cher. Si j’étais docteur, je vendrais cent francs ce que je vends cent sous ; et je le fournirais sans doute de moins bonne qualité, car mon titre suffirait à soutenir ma réputation. »

Parfois il me disait :

« Je n’ai de repos dans la vie que les heures passées avec vous. Ne craignez rien, vous n’y perdrez pas. A l’étude, je me rattraperai en vous faisant parler deux fois plus que les autres. »

Un jour je m’enhardis, et je lui offris une cigarette. Il me contempla d’abord avec stupeur, puis il regarda la porte :

« Si on entrait, mon cher !

— Eh bien, fumons à la fenêtre », lui dis-je.

Et nous allâmes nous accouder à la fenêtre sur la rue en cachant au fond de nos mains arrondies en coquille les minces rouleaux de tabac.

En face de nous était une boutique de repasseuses : quatre femmes en caraco blanc promenaient sur le linge, étalé devant elles, le fer lourd et chaud qui dégageait une buée.

Tout à coup une autre, une cinquième, portant au bras un large panier qui lui faisait plier la taille, sortit pour aller rendre aux clients leurs chemises, leurs mouchoirs et leurs draps. Elle s’arrêta sur la porte comme si elle eût été fatiguée déjà ; puis elle leva les yeux, sourit en nous voyant fumer, nous jeta, de sa main restée libre, un baiser narquois d’ouvrière insouciante ; et elle s’en alla d’un pas lent, en traînant ses chaussures.