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— Enfin, Mademoiselle, pensez-vous que plus tard, nous pourrions... ? »

Elle hésita, une seconde ; puis d’une voix tremblante

« C’est pour m’épouser que vous dites ça ? Car jamais autrement, vous savez ?

— Oui, Mademoiselle !

— Eh bien ! Ça va, Monsieur Piquenez ! »

C’est ainsi que ces deux étourneaux se promirent le mariage, par la faute d’un galopin. Mais je ne croyais pas cela sérieux ; ni eux non plus peut-être. Une hésitation lui vint à elle :

« Vous savez, je n’ai rien, pas quatre sous. »

Il balbutia, car il était ivre comme Silène :

« Moi, j’ai cinq mille francs d’économies. »

Elle s’écria triomphante :

« Alors nous pourrions nous établir ? »

Il devint inquiet :

« Nous établir quoi ?

— Est-ce que je sais, moi ? Nous verrons. Avec cinq mille francs, on fait bien des choses. Vous ne voulez pas que j’aille habiter dans votre pension, n’est-ce pas ? »

Il n’avait point prévu jusque-là, et il bégayait fort perplexe :

« Nous établir quoi ? Ça n’est pas commode ! Moi je ne sais que le latin ! »

Elle réfléchissait à son tour, passant en revue toutes les professions qu’elle avait ambitionnées

« Vous ne pourriez pas être médecin ?

— Non, je n’ai pas de diplôme.

— Ni pharmacien ?

— Pas davantage. »

Elle poussa un cri de joie. Elle avait trouvé.

« Alors nous achèterons une épicerie ! Oh ! Quelle chance ! Nous achèterons une épicerie ! Pas grosse par exemple ; avec cinq mille francs on ne va pas loin. »

Il eut une révolte :

« Non, je ne peux pas être épicier... Je suis... je suis... je suis trop connu... Je ne sais que... que... que le latin... moi... »

Mais elle lui enfonçait dans la bouche un verre plein de champagne. Il but et se tut.

Nous remontâmes dans le bateau. La nuit était noire, très noire. Je vis bien, cependant, qu’ils se tenaient par la taille et qu’ils s’embrassèrent plusieurs fois.

Ce fut une catastrophe épouvantable. Notre escapade, découverte, fit chasser le père Piquedent. Et mon père, indigné, m’envoya finir ma philosophie dans la pension Ribaudet.

Je passai mon bachot six semaines plus tard. Puis j’allai à Paris faire mon droit ; et je ne revins dans ma ville natale qu’après deux ans.

Au détour de la rue du Serpent une boutique m’accrocha l’œil. On lisait : Produits coloniaux Piquedent. Puis dessous, afin de renseigner les plus ignorants : Épicerie.

Je m’écriai :

« Quantum mutatus ab illo ! »

Il leva la tête, lâcha sa cliente et se précipita sur moi les mains tendues.

« Ah ! Mon jeune ami, mon jeune ami, vous voici ! Quelle chance ! Quelle chance ! »

Une belle femme, très ronde, quitta brusquement le comptoir et se jeta sur mon cœur. J’eus de la peine à la reconnaître tant elle avait engraissé.

Je demandai :

« Alors ça va ? »

Piquedent s’était remis à peser :

« Oh ! Très bien, très bien, très bien J’ai gagné trois mille francs nets, cette année !

— Et le latin, Monsieur Piquedent ?

— Oh ! Mon Dieu, le latin, le latin, le latin, voyez-vous, il ne nourrit pas les hommes ! »

2 septembre 1886

Le fermier

Le baron du Treilles m’avait dit :

« Voulez-vous venir faire l’ouverture de la chasse avec moi dans ma ferme de Marinville ? Vous me raviriez, mon cher. D’ailleurs, je suis tout seul. Cette chasse est d’un accès si difficile, et la maison où je couche si primitive que je n’y puis mener que des amis tout à fait intimes. »

J’avais accepté.

Nous partîmes donc le samedi par le chemin de fer, ligne de Normandie. A la station d’Alvimare on descendit, et le baron René, me montrant un char à bancs campagnard attelé d’un cheval peureux que maintenait un grand paysan à cheveux blancs, me dit :

« Voici notre équipage, mon cher. »

L’homme tendit la main à son propriétaire, et le baron la serra vivement en demandant :

« Eh bien, maître Lebrument, ça va ?

— Toujou d’ même, m’sieu l’ Baron. »

Nous montâmes dans cette cage à poulets suspendue et secouée sur deux roues démesurées. Et le jeune cheval, après un écart violent, partit au galop en nous projetant en l’air comme des balles ; chaque retour sur le banc de bois me faisait un mal horrible.

Le paysan répétait de sa voix calme et monotone :

« Là, là, tout beau, tout beau, Moutard, tout beau. »

Mais Moutard n’écoutait guère et gambadait comme un chevreau.

Nos deux chiens, derrière nous, dans la partie vide de la cage, s’étaient dressés et reniflaient l’air des plaines ou passaient des odeurs de gibier.

Le baron regardait au loin, d’un œil triste, la grande campagne normande, ondulante et mélancolique, pareille à un immense parc anglais, à un parc démesuré, où les cours des fermes entourées de deux ou quatre rangs d’arbres, et pleines de pommiers trapus qui font invisibles les maisons, dessinent à perte de vue les perspectives de futaies, de bouquets de bois et de massifs que cherchent les jardiniers artistes en traçant les lignes des propriétés princières. Et René du Treilles murmura soudain :

« J’aime cette terre ; j’y ai mes racines. »

C’était un Normand pur, haut et large, un peu ventru, de la vieille race des aventuriers qui allaient fonder des royaumes sur le rivage de tous les océans. Il avait environ cinquante ans, dix ans de moins peut-être que le fermier qui nous conduisait. Celui-là était un maigre, un paysan tout en os couverts de peau sans chair, un de ces hommes qui vivent un siècle.

Après deux heures de route par des chemins pierreux, à travers cette plaine verte et toujours pareille, la guimbarde entra dans une de ces cours à pommiers, et elle s’arrêta devant un vieux bâtiment délabré où une vieille servante attendait à côté d’un jeune gars qui saisit le cheval.

On entra dans la ferme. La cuisine enfumée était haute et vaste. Les cuivres et les faïences brillaient, éclaires par les reflets de l’âtre. Un chat dormait sur une chaise, un chien dormait sous la table. On sentait, là-dedans, le lait, la pomme, la fumée, et cette odeur innommable des vieilles maisons paysannes, odeur du sol, des murs, des meubles, odeur des vieilles soupes répandues, des vieux lavages et des vieux habitants, odeur des bêtes et des gens mêlés, des choses et des êtres, odeur du temps, du temps passé.

Je ressortis pour regarder la cour. Elle était très grande, pleine de pommiers antiques, trapus et tortus, et couverts de fruits, qui tombaient dans l’herbe, autour d’eux. Dans cette cour, le parfum normand des pommes était aussi violent que celui des orangers fleuris sur les rivages du Midi.

Quatre lignes de hêtres entouraient cette enceinte. Ils étaient si hauts qu’ils semblaient atteindre les nuages, à cette heure de nuit tombante, et leurs têtes, où passait le vent du soir, s’agitaient et chantaient une plainte interminable et triste.

Je rentrai. Le baron se chauffait les pieds et écoutait son fermier parler des choses du pays. Il racontait les mariages, les naissances, les morts, puis la baisse des grains et les nouvelles du bétail. La Veularde (une vache achetée à Veules) avait fait son veau à la mi-juin. Le cidre n’avait pas été fameux, l’an dernier. Les pommes d’abricot continuaient à disparaître de la contrée.