Mé, j’ véyais ben qu’y avait du bobo, au fond. Et pis que je la trouvai pleurant, eune fois ; je savais pu que faire, non, je savais pu. J’y achetai des bonnets, des robes, des pommades pour les cheveux, des bouques d’oreilles. Rien n’y fit. Et j’ compris qu’alle allait mourir.
V’là qu’un soir, fin novembre, un soir de neige, qu’alle avait pas quitté son lit d’ la journée, alle me dit d’aller quérir l’ curé. J’y allai.
Dès qu’i fut venu :
« Jean, qu’alle me dit, j’vas te faire ma confession. Je te la dois. Écoute, Jean. Je t’ai jamais trompé, jamais. Ni avant ni après le mariage, jamais. M’sieu le curé est là pour l’ dire, l’ qui connaît mon âme. Eh ben, écoute, Jean, si j’ meurs, c’est parce que j’ai pas pu m’ consoler d’être pu au château, parce que... j’avais trop... trop d’amitié pour m’sieur l’ baron René... Trop d’amitié, t’entends, rien que d’ l’amitié. Ça m’ tue. Quand je l’ai pu vu, j’ai senti que j’ mourrais. Si je l’avais vu, j’aurais existé ; seulement vu, rien de pu. J’ veux que tu li dises, un jour, plus tard, quand j’ serai pu là. Tu li diras. Jure-le... jure-le... Jean, d’vant m’sieur l’curé. Ça m’ consolera d’ savoir qu’il l’ saura un jour, que j’ suis morte de ça... v’là… jure-le... »
« Mé j’ai promis, m’sieur l’ Baron. Et j’ai tenu ma parole, foi d’honnête homme. »
Et il se tut, les yeux dans les miens.
Cristi ! Mon cher, vous n’avez pas idée de l’émotion qui m’a saisi en entendant ce pauvre diable, dont j’avais tué la femme sans m’en douter, me le raconter comme ça, par cette nuit de pluie, dans cette cuisine.
Je balbutiais :
« Mon pauvre Jean ! Mon pauvre Jean ! »
Il murmura :
« V’là la chose, m’sieur le Baron. J’y pouvons rien, ni l’un… ni l’autre... C’est fait... »
Je lui pris les mains à travers la table, et je me mis à pleurer.
Il demanda :
« Voulez-vous v’nir à la tombe ? »
Je fis : « Oui » de la tête, ne pouvant plus parler.
Il se leva, alluma une lanterne, et nous voici partis à travers la pluie, dont notre lumière éclairait brusquement les gouttes obliques, rapides comme des flèches.
Il ouvrit une porte, et je vis des croix de bois noir.
Il dit soudain : « C’est là », devant une plaque de marbre, et posa dessus sa lanterne afin que je pusse lire l’inscription :
A LOUISE HORTENSE MARINET
Femme de Jean-François Lebrument
Cultivateur
ELLE FUT FIDELE ÉPOUSE. QUE DIEU AIT SON AME !
Nous étions à genoux dans la boue, lui et moi, avec la lanterne entre nous, et je regardais la pluie frapper le marbre blanc, rebondir en poussière d’eau, puis s’écouler par les quatre bords de la pierre impénétrable et froide. Et je pensais au cœur de celle qui était morte. .. Oh ! Pauvre cœur ! Pauvre cœur !...
Depuis lors, je reviens ici, tous les ans. Et, je ne sais pas pourquoi, je me sens troublé comme un coupable devant cet homme qui a toujours l’air de me pardonner.
11 octobre 1886
Le Horla
Le Docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants, s’occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui, dans la maison de santé qu’il dirigeait, pour leur montrer un de ses malades.
Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit : « Je vais vous soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j’aie jamais rencontré. D’ailleurs, je n’ai rien à vous dire de mon client. Il parlera lui-même. » Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer un homme. Il était fort maigre, d’une maigreur de cadavre, comme sont maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie.
Ayant salué et s’étant assis, il dit :
Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis ici et je suis prêt à vous raconter mon histoire, comme m’en a prié mon ami le Docteur Marrande. Pendant longtemps il m’a cru fou. Aujourd’hui il doute. Dans quelque temps, vous saurez tous que j’ai l’esprit aussi sain, aussi lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et pour vous, et pour l’humanité tout entière.
Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout simples. Les voici :
J’ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante pour vivre avec un certain luxe. Donc j’habitais une propriété sur les bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J’aime la chasse et la pêche. Or, j’avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde.
Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l’extérieur, jolie, ancienne, au milieu d’un grand jardin planté d’arbres magnifiques et qui monte jusqu’à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous parlais tout à l’heure.
Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d’un cocher, un jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait ma demeure, le pays, tout l’entourage de ma vie. C’étaient de bons et tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire.
J’ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu’à Rouen, comme vous le savez sans doute ; et que je voyais passer chaque jour de grands navires soit à voile, soit à vapeur, venant de tous les coins du monde.
Donc, il y a eu un an à l’automne dernier, je fus pris tout à coup de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d’abord une sorte d’inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon humeur s’aigrit. J’avais des colères subites inexplicables ? J’appelai un médecin qui m’ordonna du bromure de potassium et des douches.
Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure. Bientôt, en effet, je recommençai à dormir, mais d’un sommeil plus affreux que l’insomnie. Ë peine couché, je fermais les yeux et je m’anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant absolu, dans une mort de l’être entier dont j’étais tiré brusquement, horriblement par l’épouvantable sensation d’un poids écrasant sur ma poitrine, et d’une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh ! Ces secousses-là ! Je ne sais rien de plus épouvantable.
Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans la gorge ; et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas -– voilà !
Je maigrissais d’une façon inquiétante, continue ; et je m’aperçus soudain que mon cocher, qui était fort gros, commençait à maigrir comme moi.
Je lui demandai enfin :
« Qu’avez-vous donc, Jean ? Vous êtes malade. »
Il répondit :
« Je crois bien que j’ai gagné la même maladie que Monsieur. C’est mes nuits qui perdent mes jours. »