— Au milieu des fêtes ! Quelle macabre plaisanterie !
— Pas du tout. Il ne faut pas que la mort soit triste, il faut qu’elle soit indifférente. Nous avons égayé la mort, nous l’avons fleurie, nous l’avons parfumée, nous l’avons faite facile. On apprend à secourir par l’exemple ; on peut voir, ça n’est rien.
— Je comprends fort bien qu’on soit venu pour les fêtes ; mais est-on venu pour... Elle ?
— Pas tout de suite, on se méfiait.
— Et plus tard ?
— On est venu.
— Beaucoup
— En masse. Nous en avons plus de quarante par jour. On ne trouve presque plus de noyés dans la Seine.
— Qui est-ce qui a commencé ?
— Un membre du cercle.
— Un dévoué ?
— Je ne crois pas. Un embêté, un décavé, qui avait eu des différences énormes au baccarat, pendant trois mois.
— Vraiment ?
— Le second a été un Anglais, un excentrique. Alors, nous avons fait de la réclame dans les journaux, nous avons raconté notre procédé, nous avons inventé des morts capables d’attirer. Mais le grand mouvement a été donné par les pauvres gens.
— Comment procédez-vous ?
— Voulez-vous visiter ? Je vous expliquerai en même temps.
— Certainement.
Il prit son chapeau, ouvrit la porte, me fit passer puis entrer dans la salle de jeu où des hommes jouaient comme on joue dans tous les tripots. Il traversait ensuite divers salons. On y causait vivement, gaiement. J’avais rarement vu un cercle aussi vivant, aussi animé, aussi rieur.
Comme je m’en étonnais :
— Oh ! reprit le secrétaire, l’œuvre a une vogue inouïe. Tout le monde chic de l’univers entier en fait partie pour avoir l’air de mépriser la mort. Puis, une fois qu’ils sont ici, ils se croient obligés d’être gais afin de ne pas paraître effrayés. Alors, on plaisante, on rit, on blague, on a de l’esprit et on apprend à en avoir. C’est certainement aujourd’hui l’endroit le mieux fréquenté et le plus amusant de Paris. Les femmes mêmes s’occupent en ce moment de créer une annexe pour elles.
— Et malgré cela, vous avez beaucoup de suicides dans la maison ?
— Comme je vous l’ai dit, environ quarante ou cinquante par jour. Les gens du monde sont rares ; mais les pauvres diables abondent. La classe moyenne aussi donne beaucoup.
— Et comment... fait-on ?
— On asphyxie,... très doucement.
— Par quel procédé ?
— Un gaz de notre invention. Nous avons un brevet. De l’autre côté de l’édifice, il y a les portes du public. Trois petites portes donnant sur de petites rues. Quand un homme ou une femme se présente, on commence à l’interroger ; puis on lui offre un secours, de l’aide, des protections. Si le client accepte, on fait une enquête et souvent nous en avons sauvé.
— Où trouvez-vous l’argent ?
— Nous en avons beaucoup. La cotisation des membres est fort élevée. Puis il est de bon ton de donner à l’œuvre. Les noms de tous les donateurs sont imprimés dans Le Figaro. Or tout suicide d’homme riche coûte mille francs. Et ils meurent à la pose. Ceux des pauvres sont gratuits.
— Comment reconnaissez-vous les pauvres ?
— Oh-oh ! Monsieur, on les devine ! Et puis ils doivent apporter un certificat d’indigents du commissaire de police de leur quartier. Si vous saviez comme c’est sinistre, leur entrée ! J’ai visité une fois seulement cette partie de notre établissement, je n’y retournerai jamais. Comme local, c’est aussi bien qu’ici, presque aussi riche et confortable ; mais eux..... Eux ! ! Si vous les voyiez arriver, les vieux en guenilles qui viennent mourir ; des gens qui crèvent de misère depuis des mois, nourris au coin des bornes comme les chiens des rues ; des femmes en haillons, décharnées, qui sont malades, paralysées, incapables de trouver leur vie et qui nous disent, après avoir raconté leur cas : « Vous voyez bien que ça ne peut pas continuer, puisque je ne peux plus rien faire et rien gagner, moi. » J’en ai vu venir une de quatre-vingt-sept ans, qui avait perdu tous ses enfants et petits-enfants, et qui depuis six semaines, couchait dehors. J’en ai été malade d’émotion. Puis, nous avons tant de cas différents, sans compter les gens qui ne disent rien et qui demandent simplement : « Où est-ce ? » Ceux-là, on les fait entrer, et c’est fini tout de suite.
Je répétai, le cœur crispé :
— Et... où est-ce ?
— Ici.
Il ouvrit une porte en ajoutant :
— Entrez, c’est la partie spécialement réservée aux membres du cercle, et celle qui fonctionne le moins. Nous n’y avons eu encore que onze anéantissements.
— Ah ! Vous appelez cela un... anéantissement.
— Oui, Monsieur. Entrez donc.
J’hésitais. Enfin j’entrai. C’était une délicieuse galerie, une sorte de serre, que des vitraux d’un bleu pâle d’un rose tendre, d’un vert léger, entouraient poétiquement de paysages de tapisseries. Il y avait dans ce joli salon des divans, de superbes palmiers, des fleurs, des roses surtout, embaumantes, des livres sur des tables, la Revue des Deux Mondes, des cigares en des boîtes de la régie, et, ce qui me surprit, des pastilles de Vichy dans une bonbonnière.
Comme je m’en étonnais :
— Oh ! On vient souvent causer ici, dit mon guide.
Il reprit :
— Les salles du public sont pareilles, mais plus simplement meublées. Je demandai :
— Comment fait-on ?
Il désigna du doigt une chaise longue, couverte de crêpe de Chine crémeux, à broderies blanches, sous un grand arbuste inconnu, au pied duquel s’arrondissait, une plate-bande de réséda.
Le secrétaire ajouta d’une voix plus basse :
— On change à volonté la fleur et le parfum, car notre gaz, tout à fait imperceptible, donne à la mort l’odeur de la fleur qu’on aima. On le volatilise avec des essences. Voulez-vous que je vous le fasse aspirer une seconde ?
— Merci, lui dis-je vivement, pas encore...
Il se mit à rire.
— Oh ! Monsieur, il n’y a aucun danger. Je l’ai moi-même constaté plusieurs fois.
J’eus peur de lui paraître lâche. Je repris :
— Je veux bien.
— Étendez-vous sur l’Endormeuse.
Un peu inquiet, je m’assis sur la chaise basse en crêpe de Chine, puis je m’allongeai, et presque aussitôt je fus enveloppé par une odeur délicieuse de réséda. J’ouvris la bouche pour la mieux boire, car mon âme déjà s’était engourdie, oubliait, savourait, dans le premier trouble de l’asphyxie, l’ensorcelante ivresse d’un opium enchanteur et foudroyant.
Je fus secoué par le bras.
— Oh-oh ! Monsieur, disait en riant le secrétaire, il me semble que vous vous y laissez prendre.
Mais une voix, une vraie voix, et non plus celle des songeries, me saluait avec un timbre paysan :
— Bonjour, m’sieur. Ça va-t-il ?
Mon rêve s’envola. Je vis la Seine claire sous le soleil, et, arrivant par un sentier, le garde champêtre du pays, qui touchait de sa main droite son képi noir galonné d’argent. Je répondis :
— Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc ?