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— Je vais constater un noyé qu’on a repêché près des Morillons. Encore un qui s’a jeté dans le bouillon. Même qu’il avait retiré sa culotte pour s’attacher les jambes avec.

16 septembre 1889

Le colporteur

Combien de courts souvenirs, de petites choses, de rencontres, d’humbles drames aperçus, devinés, soupçonnés sont, pour notre esprit jeune et ignorant encore, des espèces de fils qui le conduisent peu à peu vers la connaissance de la désolante vérité.

A tout instant, quand je retourne en arrière pendant les longues songeries vagabondes qui me distraient sur les routes où je flâne, au hasard, l’âme envolée, je retrouve tout à coup de petits faits anciens, gais ou sinistres qui partent devant ma rêverie comme devant mes pas les oiseaux des buissons.

J’errais cet été sur un chemin savoyard qui domine la rive droite du lac du Bourget, et le regard flottant sur cette masse d’eau miroitante et bleue d’un bleu unique, pâle, enduit de lueurs glissantes par le soleil, déclinant, je sentais en mon cœur remuer cette tendresse que j’ai depuis l’enfance pour la surface des lacs, des fleuves et de la mer. Sur l’autre bord de la vaste plaine liquide, si étendue qu’on n’en voyait point les bouts, l’un se perdant vers le Rhône et l’autre vers le Bourget, s’élevait la haute montagne dentelée comme une crête jusqu’à la dernière cime de la Dent-du-Chat. Des deux côtés de la route, des vignes courant d’arbre en arbre étouffaient sous leurs feuilles les branches frêles de leurs soutiens et elles se développaient en guirlandes à travers les champs, en guirlande vertes, jaunes et rouges, festonnant d’un tronc à l’autre et tachées de grappes de raisin noir.

La route était déserte, blanche et poudreuse. Tout à coup un homme sortit du bosquet de grands arbres qui enferme le village de Saint-Innocent, et pliant sous un fardeau, il venait vers moi appuyé sur une canne.

Quand il fut plus près je reconnus que c’était un colporteur, un de ces marchands ambulants qui vendent par les campagnes, de porte en porte, de petits objets à bon marché et voilà que surgit dans ma pensée un très ancien souvenir, presque rien, celui d’une rencontre faite une nuit entre Argenteuil et Paris, alors que j’avais vingt-cinq ans.

Tout le bonheur de ma vie, à cette époque, consistait à canoter. J’avais une chambre chez un gargotier d’Argenteuil et, chaque soir, je prenais le train des bureaucrates, ce long train, lent, qui va, déposant, de gare en gare, une foule d’hommes à petits paquets, bedonnants et lourds, car ils ne marchent guère, et mal culottés, car la chaise administrative déforme les pantalons. Ce train, où je croyais retrouver une odeur de bureau, de cartons verts et de papiers classés, me déposait à Argenteuil. Ma yole m’attendait, toute prête à courir sur l’eau. Et j’allais dîner à grands coups d’aviron, soit à Bezons, soit à Chatou, soit à Épinay, soit à Saint-Ouen. Puis je rentrais, je remisais mon bateau et je repartais pour Paris à pied, quand j’avais la lune sur la tête.

Donc, une nuit sur la route blanche, j’aperçus devant moi un homme qui marchait. Oh ! Presque chaque fois j’en rencontrais de ces voyageurs de nuit de la banlieue parisienne que redoutent tant les bourgeois attardés. Cet homme allait devant moi lentement sous un lourd, fardeau.

J’arrivais droit sur lui, d’un pas très rapide qui sonnait sur la route. Il s’arrêta, se retourna ; puis, comme j’approchais toujours, il traversa la chaussée, gagnant l’autre bord du chemin.

Alors que je le dépassais vivement, il me cria :

« Hé, bonsoir, Monsieur. »

Je répondis :

« Bonsoir, compagnon. »

Il reprit :

« Vous allez loin comme ça ?

— Je vais à Paris.

— Vous ne serez pas long, vous marchez bien. Moi, j’ai le dos trop chargé pour aller vite. »

J’avais ralenti le pas.

Pourquoi cet homme me parlait-il ? Que transportait-il dans ce gros paquet ? De vagues soupçons de crime me frôlèrent l’esprit et me rendirent curieux. Les faits divers des journaux en racontent tant, chaque matin, accomplis dans cet endroit même, la presqu’île de Gennevilliers, que quelques-uns devaient êtres vrais. On n’invente pas ainsi, rien que pour amuser les lecteurs, toute cette litanie d’arrestations et de méfaits variés dont sont pleines les colonnes confiées aux reporters.

Pourtant la voix de cet homme semblait plutôt craintive que hardie, et son allure avait été jusque-là bien plus prudente qu’agressive.

Je lui demandai à mon tour :

« Vous allez loin, vous ?

— Pas plus loin qu’Asnières.

— C’est votre pays Asnières ?

— Oui, Monsieur, je suis colporteur de profession et j’habite Asnières. »

Il avait quitté la contre-allée, où cheminent dans le jour les piétons, à l’ombre des arbres, et il se rapprochait du milieu de la route. J’en fis autant. Nous nous regardions toujours d’un œil suspect, tenant nos cannes dans nos mains. Quand je fus assez près de lui, je me rassurai tout à fait. Lui aussi, sans doute, car il me demanda :

« Ça ne vous ferait rien d’aller un peu moins vite ?

— Pourquoi ça ?

— Parce que je n’aime pas cette route-là dans la nuit. J’ai des marchandises sur le dos, moi ; et c’est toujours mieux d’être deux qu’un. On n’attaque pas souvent deux hommes qui sont ensemble. »

Je sentis qu’il disait vrai et qu’il avait peur. Je me prêtai donc à son désir, et nous voilà marchant côte à côte, cet inconnu et moi, à une heure du matin, sur le chemin qui va d’Argenteuil à Asnières.

« Comment rentrez-vous si tard, ayant des risques à courir ? »

Il me conta son histoire.

Il ne pensait pas à rentrer ce soir-là, ayant emporté sur son dos, le matin même, de la pacotille pour trois ou quatre jours.

Mais la vente avait été fort bonne, si bonne qu’il se vit contraint de retourner chez lui tout de suite afin de livrer le lendemain beaucoup de choses achetées sur parole.

Il expliqua, avec une vraie satisfaction, qu’il faisait fort bien l’article, ayant une disposition particulière pour dire les choses, et que ce qu’il montrait de ses bibelots lui servait surtout à placer, en bavardant, ce qu’il ne pouvait emporter facilement.

Il ajouta :

« J’ai une boutique à Asnières. C’est ma femme qui la tient.

— Ah ! Vous êtes marié ?

— Oui, M’sieur, depuis quinze mois. J’en ai trouvé une gentille de femme. Elle va être surprise de me voir revenir cette nuit. »

Il me conta son mariage. Il voulait cette fillette depuis deux ans, mais elle avait mis du temps à se décider.

Elle tenait depuis son enfance une petite boutique au coin d’une rue, où elle vendait de tout : des rubans, des fleurs en été et principalement des boucles de bottines très jolies, et plusieurs autres bibelots dont elle avait la spécialité, par faveur d’un fabricant. On la connaissait bien dans Asnières, la Bluette. On l’appelait ainsi parce qu’elle portait souvent des robes bleues. Et elle gagnait de l’argent, étant fort adroite à tout ce qu’elle faisait. Elle lui semblait malade en ce moment. Il la croyait grosse, mais il n’en était pas sûr. Leur commerce allait bien ; et il voyageait surtout, lui, pour montrer des échantillons à tous les petits commerçants des localités voisines ; il devenait une espèce de commissionnaire voyageur pour certains industriels, et il travaillait en même temps pour eux et pour lui-même.