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Elle fit quelques pas et rencontra une vieille femme portant des baies dans un panier et qui lui en offrit. Elisa lui demanda si elle n'avait pas vu onze princes chevauchant à travers la forêt.

– Non, dit la vieille, mais hier j'ai vu onze cygnes avec des couronnes d'or sur la tête nageant sur la rivière tout près d'ici.

Elle conduisit Elisa un bout de chemin jusqu'à un talus au pied duquel serpentait la rivière. Les arbres sur ses rives étendaient les unes vers les autres leurs branches touffues.

Elisa dit adieu à la vieille femme et marcha le long de la rivière jusqu'à son embouchure sur le rivage.

Toute l'immense mer splendide s'étendait devant la jeune fille, mais aucun voilier n'était en vue ni le moindre bateau. Comment pourrait-elle aller plus loin? Elle considéra les innombrables petits galets sur la grève, l'eau les avait tous polis et arrondis en les roulant.

– L'eau roule inlassablement et par elle ce qui est dur s'adoucit, moi, je veux être tout aussi inlassable qu'elle. Merci à vous pour cette leçon, vagues claires qui roulez! Un jour, mon coeur me le dit, vous me porterez jusqu'à mes frères chéris.

Sur le varech rejeté par la mer, onze plumes de cygne blanches étaient tombées, elle en fit un bouquet, des gouttes d'eau s'y trouvaient, rosée ou larmes, qui eût pu le dire? La plage était déserte mais Elisa ne sentait pas sa solitude, car la mer est éternellement changeante, bien plus différente en quelques heures qu'un lac intérieur en une année.

Vers la fin du jour, Elisa vit onze cygnes sauvages avec des couronnes d'or sur la tête. Ils volaient vers la terre l'un derrière l'autre, et formaient un long ruban blanc. Vite, la jeune fille remonta le talus et se cacha derrière un buisson, les cygnes se posèrent tout près d'elle et battirent de leurs grandes ailes blanches.

Mais à l'instant où le soleil disparut dans les flots, leur plumage de cygne tomba subitement et elle vit devant elle onze charmants princes: ses frères.

Elisa poussa un grand cri, ils avaient certes beaucoup changé mais… elle savait que c'était eux, son coeur lui disait que c'était eux, elle se jeta dans leurs bras, les appela par leurs noms et ils eurent une immense joie de reconnaître leur petite soeur, devenue une grande et ravissante jeune fille. Ils riaient et pleuraient.

– Nous, tes frères, dit l'aîné, nous volons comme cygnes sauvages tant que dure le jour, mais lorsque vient la nuit, nous reprenons notre apparence humaine, c'est pourquoi il nous faut toujours au coucher du soleil prendre soin d'avoir une terre où poser nos pieds car si nous volions à ce moment dans les nuages, en devenant des hommes, nous serions précipités dans l'océan profond.

Nous n'habitons pas ici, de l'autre côté de l'océan existe un aussi beau pays mais le chemin pour y aller est fort long, il nous faut traverser la mer et il n'y a pas d'île sur le parcours où nous puissions passer la nuit, un rocher seulement émerge de l'eau, si petit qu'il nous faut nous serrer l'un contre l'autre pour nous y reposer et quand la mer est forte, l'eau rejaillit même par-dessus nous, mais nous remercions cependant Dieu pour ce rocher. Nous y passons la nuit sous notre forme humaine, s'il n'était pas là nous ne pourrions pas revoir notre chère patrie car il nous faut deux jours-et les deux plus longs de l'année -pour faire ce voyage.

Une fois par an seulement il nous est permis de visiter le pays de nos aïeux. Nous pouvons y rester onze jours! onze jours pour survoler notre grande forêt et apercevoir de loin notre château natal où vit notre père, la haute tour de l'église où repose notre mère. Les arbres, les buissons nous sont ici familiers, ici les chevaux sauvages courent sur la plaine comme au temps de notre enfance, ici le charbonnier chante encore les vieux airs sur lesquels nous dansions, ici est notre chère patrie, ici enfin nous t'avons retrouvée, toi notre petite soeur chérie. Nous ne pouvons plus rester que deux jours ici, puis il faudra nous envoler par-dessus la mer vers un pays certes beau, mais qui n'est pas notre pays. Et comment t'emmènerons-nous? Nous qui n'avons ni barque, ni bateau?

– Et comment pourrai-je vous sauver? demanda leur petite soeur.

Ils en parlèrent presque toute la nuit.

Elisa s'éveilla au bruissement des ailes des cygnes. Les frères de nouveau métamorphosés volaient au-dessus d'elle, puis s'éloignèrent tout à fait; un seul, le plus jeune, demeura en arrière, il posa sa tête sur les genoux de la jeune fille qui caressa ses ailes blanches. Tout le jour ils restèrent ensemble, le soir les autres étaient de retour, et une fois le soleil couché ils avaient repris leur forme réelle.

– Demain, nous nous envolerons d'ici pour ne pas revenir de toute une année, mais nous ne pouvons pas t'abandonner ainsi. As-tu le courage de venir avec nous? Mon bras est assez fort pour te porter à travers le bois, comment tous ensemble n'aurions-nous pas des ailes assez puissantes pour voler avec toi par dessus la mer?

– Oui, emmenez-moi! dit Elisa.

Ils passèrent toute la nuit à tresser un filet de souple écorce de saule et de joncs résistants. Ce filet devint grand et solide, Elisa s'y étendit et lorsque parut le soleil et que les frères furent changés en cygnes, ils saisirent le filet dans leurs becs et s'envolèrent très haut, vers les nuages, portant leur soeur chérie encore endormie. Comme les rayons du soleil tombaient juste sur son visage, l'un des frères vola au-dessus de sa tête pour que ses larges ailes étendues lui fassent ombrage.

Ils étaient loin de la terre lorsque Elisa s'éveilla, elle crut rêver en se voyant portée au-dessus de l'eau, très haut dans l'air. À côté d'elle étaient placées une branche portant de délicieuses baies mûres et une botte de racines savoureuses, le plus jeune des frères était allé les cueillir et les avait déposées près d'elle, elle lui sourit avec reconnaissance car elle savait bien que c'était lui qui volait au-dessus de sa tête et l'ombrageait de ses ailes.

– Ils volaient si haut que le premier voilier apparu au-dessous d'eux semblait une mouette posée sur l'eau. Un grand nuage passait derrière eux, une véritable montagne sur laquelle Elisa vit l'ombre d'elle-même et de ses onze frères en une image gigantesque, ils formaient un tableau plus grandiose qu'elle n'en avait jamais vu, mais à mesure que le soleil montait et que le nuage s'éloignait derrière eux, ces ombres fantastiques s'effaçaient.

Tout le jour, ils volèrent comme une flèche sifflant dans l'air, moins vite pourtant que d'habitude puisqu'ils portaient leur soeur. Un orage se préparait, le soir approchait; inquiète, Elisa voyait le soleil décliner et le rocher solitaire n'était pas encore en vue. Il lui parut que les battements d'ailes des cygnes étaient toujours plus vigoureux. Hélas! c'était sa faute s'ils n'avançaient pas assez vite. Quand le soleil serait couché, ils devaient redevenir des hommes, tomber dans la mer et se noyer.

Alors, du plus profond de son coeur monta vers Dieu une ardente prière. Cependant elle n'apercevait encore aucun rocher, les nuages se rapprochaient, des rafales de vent de plus en plus violentes annonçaient la tempête, les nuages s'amassaient en une seule énorme vague de plomb qui s'avançait menaçante.

Le soleil était maintenant tout près de toucher la mer, le coeur d'Elisa frémit, les cygnes piquèrent une descente si rapide qu'elle crut tomber, mais très vite ils planèrent de nouveau. Maintenant le soleil était à moitié sous l'eau, alors seulement elle aperçut le petit récif au-dessous d'elle, pas plus grand qu'un phoque qui sortirait la tête de l'eau. Le soleil s'enfonçait si vite, il n'était plus qu'une étoile -alors elle toucha du pied le sol ferme-et le soleil s'éteignit comme la dernière étincelle d'un papier qui brûle. Coude contre coude, ses frères se tenaient debout autour d'elle, mais il n'y avait de place que pour eux et pour elle. La mer battait le récif, jaillissait et retombait sur eux en cascades, le ciel brûlait d'éclairs toujours recommencés et le tonnerre roulait ses coups répétés.