Au spectacle de cette immensité, on était transporté de la félicité la plus pure. Mais le vieux chêne sentait qu'il lui manquait quelque chose; il éprouvait l'ardent désir de voir les autres arbres de la forêt, les plantes, les fleurs et jusqu'aux moindres broussailles enlevées comme lui et mises en présence de toutes ces splendeurs. Oui, pour qu'il fût entièrement heureux, il les lui fallait voir tous autour de lui, grands et petits, prenant part à sa félicité.
Et ce sentiment agitait, faisait vibrer ses branches, ses moindres feuilles; sa couronne s'inclina vers la terre, comme s'il avait voulu adresser un signal aux muguets et aux violettes cachés sous la mousse, aussi bien qu'aux autres chênes, ses compagnons.
Il lui sembla apercevoir tout à coup un grand mouvement; les cimes de la forêt se soulevaient, les arbres se mirent à pousser, à grandir jusqu'à percer les nues. Les ronces, les plantes, pour s'élever plus vite, quittaient terre avec leurs racines et accouraient au vol. Les plus vite arrivés, ce furent les bouleaux; leurs troncs droits et blancs traversaient les airs comme des flèches, presque comme des éclairs. Et l'on vit arriver les joncs, les genêts, les fougères, et aussi les oiseaux qui, émerveillés du voyage, chantaient à tue-tête leurs plus beaux airs de fête. Les sauterelles juchées sur les brins d'herbes jouaient leur petite musique, accompagnées par les grillons, le susurrement des abeilles et le faux bourdon des hannetons. Tout ce joyeux concert faisait une délicieuse harmonie.
– Mais, dit le chêne, où est donc restée la petite fleur bleue qui borde le ruisseau, et la clochette, et la pâquerette?
– Nous y sommes tous, tous! disaient en choeur les fleurettes, les arbres, les plantes, les habitants de la forêt.
Le vieux chêne jubilait.
– Oui, tous, grands et petits, disait-il, pas un ne manque. Nous nageons dans un océan de délices! Quel miracle!
Et il se sentit de nouveau grandir; soudainement ses racines se détachèrent de terre.» C'est ce qu'il y a de mieux, pensa-t-il; me voilà dégagé de tous liens; je puis m'élancer vers la lumière éternelle et m'y précipiter avec tous les êtres chéris qui m'entourent, grands et petits, tous!
– Tous! dit l'écho. Ce fut la fin du rêve du vieux chêne. Une tempête terrible soufflait sur mer et sur terre.
Des vagues énormes assaillaient la falaise, enlevant des quartiers de roche; les vents hurlaient et secouaient le vieux chêne; sa vigueur éprouvée luttait contre la tourmente, mais un dernier coup de vent l'ébranla et l'enleva de terre avec sa racine; il tomba, au moment où il rêvait qu'il s'élançait vers l'immensité des cieux. Il gisait là; il avait péri après ses trois cent soixante-cinq ans, comme l'éphémère après sa journée d'existence.
Le matin, lorsque le soleil vint éclairer le saint jour de Noël, l'ouragan s'était apaisé. De toutes les églises retentissait le son des cloches; même dans la plus humble cabane régnait l'allégresse. La mer s'était calmée; à bord d'un grand navire qui, toute la nuit, avait lutté, tous les mâts étaient décorés, tous les pavillons hissés pour célébrer la grande fête.
– Tiens, dit un matelot, l'arbre de la falaise, le grand chêne, qui nous servait de point de repère pour reconnaître la côte, a disparu. Hier encore, je l'ai aperçu de loin; c'est la tempête qui l'a abattu.
– Que d'années il faudra pour qu'il soit remplacé, dit un autre matelot. Et encore, il n'y aura peut-être aucun autre arbre assez fort pour grandir, comme lui.
Ce fut l'oraison funèbre prononcée sur la fin du vieux chêne, qui était étendu sur la nappe de neige qui lui servait de linceul; elle était toute à son honneur et bien méritée, ce qui est si rare.
À bord du navire, les marins entonnèrent les psaumes et les cantiques de Noël, qui célèbrent la délivrance des hommes par le Fils de Dieu, qui leur a ouvert la voie de la vie éternelle: «La promesse est accomplie, chantaient-ils. Le Sauveur est né. Oh! joie sans pareille! Alléluia! Alléluia!»
Et ils sentaient leurs coeurs élevés vers le ciel et transportés, tout comme le vieux chêne, dans son dernier rêve, s'était senti entraîné vers la lumière éternelle.
L'escargot et le rosier
Le jardin était entouré d'une haie de noisetiers et au-dehors s'étendaient des champs et des prés. Au milieu du jardin fleurissait un rosier, et sous le rosier vivait un escargot. Et qu'y avait-il dans l'escargot? Eh bien, lui-même.
– Attendez un peu que mon temps arrive! disait-il. Je ferai des choses bien plus grandioses que de fleurir, porter des noisettes ou donner du lait comme des vaches et des moutons.
– À vrai dire, j'attends de vous de grandes choses, approuva le rosier. Mais puis-je vous demander quand les ferez-vous?
– Je prends mon temps, répondit l'escargot. Vous êtes toujours si pressé. Attendre est plus excitant. Un an plus tard, l'escargot était presque au même endroit sous le rosier et se réchauffait au soleil. Le rosier eut beaucoup de boutons cette année-là, qui devinrent des fleurs toujours fraîches et toujours nouvelles. L'escargot s'avança.
– Tout est exactement comme l'année dernière. Aucun progrès nulle part. Le rosier a toujours ses roses, cela ne va pas plus loin. L'été passa, l'automne aussi et le rosier avait toujours ses boutons et ses fleurs et il en eut jusqu'à la première neige. Le temps devient froid et pluvieux. Le rosier se pencha et l'escargot se cacha sous la terre. Puis, une nouvelle année commença et réapparurent et les petites roses et l'escargot.
– Vous êtes déjà vieux, Monsieur le rosier, dit-il, vous devrez bientôt penser à dépérir. Vous avez déjà donné au monde tout ce que vous pouviez. Que cela ait servi à quelque chose est une autre question, je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir. Mais il est évident que vous n'avez rien fait du tout pour votre épanouissement personnel sans quoi vous auriez produit bien mieux que cela. Vous mourrez bientôt et vous ne serez plus que branches nues.
– Vous m'effrayez, dit le rosier. Je n'y ai jamais réfléchi.
– Évidemment, vous ne vous livrez jamais à la réflexion. N'avez-vous jamais essayé de comprendre pourquoi vous fleurissiez et comment seulement cela se produit? Pourquoi cela se passe ainsi et pas autrement?
– Non, répondit le rosier. Je fleurissais joyeusement, car je ne pouvais pas faire autrement. De la terre montait en moi une force, et une force me venait aussi d'en haut, je sentais un bonheur toujours neuf, toujours grand, et c'est pourquoi je devais toujours fleurir. C'était ma vie, je ne pouvais pas faire autrement.
– Vous avez mené une vie bien facile, dit l'escargot.
– En effet, tout m'a été donné, acquiesça le rosier, mais vous avez reçu encore bien davantage! Vous êtes de ces natures qui réfléchissent et méditent et vous avez un grand talent qui, un jour, étonnera le monde.
– Ce n'est absolument pas dans mes intentions, répondit l'escargot. Le monde ne m'intéresse pas. En quoi me concerne-t-il? Je me suffis amplement.
– Mais nous tous, ne devrions-nous pas donner aux autres le meilleur de nous-mêmes? Apporter ce que nous pouvons? Je sais, je ne donne que mes roses, mais vous? Que donnez-vous au monde?
– Ce que j'ai donné? Ce que je lui donne? Je crache sur le monde! Il ne sert à rien! Je me fiche de lui! Vous, continuez à faire éclore vos roses, de toute façon vous ne savez pas mieux faire. Que le noisetier donne ses noisettes, les vaches et les brebis leur lait, ils ont tous leur public. Moi, je n'ai besoin que de moi. Et l'escargot rentra dans sa coquille et la referma sur lui.
– C'est bien triste, regretta le rosier. Moi, j'ai beau faire, je ne peux pas rentrer en moi, il faut toujours que je forme des boutons et que je les fasse éclore. Les pétales tombent et le vent les emporte. J'ai vu pourtant une femme déposer une petite rose dans son missel, une autre de mes roses a trouvé sa place sur la poitrine d'une belle jeune fille et une autre reçut des baisers d'un enfant heureux. Cela m'a fait bien plaisir, un vrai bonheur. Voilà mes souvenirs, ma vie! Et le rosier continua à fleurir dans l'innocence et l'escargot à somnoler dans sa petite maison, car le monde ne le concernait pas. Des années et des décennies passèrent. L'escargot et le rosier devinrent poussière dans la poussière. Même la petite rose dans le missel se décomposa… mais dans le jardin fleurirent de nouveaux rosiers et à leurs pieds grandirent de nouveaux escargots; ils se recroquevillaient toujours dans leurs maisons et ils crachaient… le monde ne les concernait pas. Allons-nous relire cette histoire une nouvelle fois?… Elle ne sera pas différente.