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– Rien ne t'empêche de chanter, reprit-il. Tu as conservé tes membres entiers. Mais je voudrais voir ce que tu ferais si, comme moi, tu avais perdu tout ton arrière-train, si tu n'avais plus que le cou et la bouche, et celle-là encore fermée d'un bouchon. Tu ne chanterais certes pas. Mais va toujours; ce n'est pas un mal qu'il y ait au moins un être un peu gai dans cette maison.

«Moi je n'ai aucune raison de chanter, et je ne le pourrais pas, du reste. Autrefois, quand j'étais une bouteille entière, il m'arrivait de chanter aussi quand on me frottait adroitement avec un bouchon. Et puis les gens chantaient en mon honneur, ils me fêtaient. Dieu sait combien on me dit d'agréables choses, lorsque je fus de la partie de campagne où la fille du fourreur fut fiancée! Il me semble que ce n'est que d'hier. Et cependant que d'aventures j'ai éprouvées depuis lors! Quelle vie accidentée que la mienne! J'ai été dans le feu, dans l'eau, dans la terre, et plus dans les airs que la plupart des créatures de ce monde. Voyons, que je récapitule une fois pour toutes les circonstances de ma curieuse histoire.»

Et il pensa au four en flammes où la bouteille avait pris naissance, à la façon dont on l'avait, en soufflant, formée d'une masse liquide et bouillante. Elle était encore toute chaude, lorsqu'elle regarda dans le feu ardent d'où elle sortait; elle eut le désir de rouler et de s'y replonger. Mais à mesure qu'elle se refroidit elle éprouva du plaisir à figurer dans le monde comme un être particulier et distinct, à ne plus être perdue et confondue dans une masse.

On l'aligna dans les rangs de tout un régiment d'autres bouteilles, ses soeurs, tirées toutes du même four; elles étaient de grandeur et de forme les plus diverses, les unes bouteilles à champagne, les autres simples bouteilles de bière. Elles étaient séparées les unes des autres selon leur destination. Plus tard, dans le cours de la vie, il peut fort bien se faire qu'une bouteille fabriquée pour recevoir de la vulgaire piquette soit remplie du plus précieux Lacrima-Christi, tandis qu'une bouteille à champagne en arrive à ne contenir que du cirage. Mais cela n'empêche pas qu'on reconnaisse toujours sa noble origine.

On expédia les bouteilles dans toutes les directions; soigneusement entourées de foin elles furent placées dans des caisses. Le transport se fit avec beaucoup de précaution; notre bouteille y vit la marque d'un grand respect pour elle, et certes elle ne s'imaginait pas qu'elle finirait après avoir été traitée avec tant de déférence, par servir d'abreuvoir au serin d'une pauvresse.

La caisse où elle se trouvait fut descendue dans la cave d'un marchand de vin; on la déballa, et pour la première fois elle fut rincée. Ce fut pour elle une sensation singulière. On la rangea de côté, vide et sans bouchon; elle n'était pas à son aise; il lui manquait quelque chose, elle ne savait pas quoi. Enfin elle fut remplie d'excellent vin, d'un cru célèbre; elle reçut un bouchon qui fut recouvert de cire, et une étiquette avec ces mots: Première qualité. Elle était aussi fière qu'un collégien qui a remporté le prix d'honneur: le vin était bon et la bouteille aussi était d'un verre solide et sans soufflure.

On la monta à la boutique. Quand on est jeune, on est porté au lyrisme; en effet elle sentait fermenter en elle toutes sortes d'idées de choses qu'elle ne connaissait pas, des réminiscences des montagnes ensoleillées où pousse la vigne, des refrains joyeux. Tout cela résonnait en elle confusément.

Un beau jour, on vint l'acheter; ce fut l'apprenti d'un fourreur qui l'emporta. On la mit dans un panier à provisions avec un jambon, des saucissons, un fromage, du beurre le plus fin, du pain blanc et savoureux. Ce fut la fille même du fourreur qui emballa tout cela. C'était la plus jolie fille de la ville.

Toute la société monta en voiture pour se rendre dans le bois. La jeune fille prit le panier sur ses genoux; entre les plis de la serviette blanche qui le recouvrait, sortait le goulot de la bouteille; il montrait fièrement son cachet rouge. Il regardait le visage de la jeune fille, qui jetait à la dérobée les yeux sur son voisin, un camarade d'enfance, le fils du peintre de portraits. Il venait de passer avec honneur l'examen de capitaine au long cours, et le lendemain il devait partir sur un navire.

Lorsqu'on fut arrivé sous la feuillée, les jeunes gens causèrent à part. La bouteille entendit encore moins que les autres ce qu'ils se dirent, car elle était toujours dans le panier; elle en fut tirée enfin; la première chose qu'elle observa, ce fut le changement qui s'était opéré sur le visage de la jeune fille: elle restait aussi silencieuse que dans la voiture; mais elle était rayonnante de bonheur.

Tout le monde était joyeux et riait gaiement. Le brave fourreur saisit la bouteille et y appliqua le tire-bouchon. Jamais le goulot n'oublia plus tard le moment solennel où l'on tira pour la première fois le bouchon qui le fermait. Schouap, dit-il avec une netteté de son de bon augure, et puis quel doux glouglou il fit retentir lorsqu'on versa le vin dans les verres!

– Vivent les fiancés! s'écria le fourreur.

Et tous vidèrent leur verre, et le jeune marin embrassa sa fiancée.

– Que Dieu vous bénisse et vous donne le bonheur! reprit le papa.

Le jeune homme remplit de nouveau les verres:

– Buvons à mon heureux retour, dit-il. D'aujourd'hui en un an, nous célébrerons la noce!

Et lorsqu'on eut vidé les verres, il prit la bouteille et s'écria:

– Tu as servi à fêter le jour le plus heureux de ma vie. Après cela, tu ne dois plus remplir d'emploi en ce monde: tu ne retrouverais plus un aussi beau rôle.

Et il lança avec force la bouteille en l'air.

La bouteille tomba sans se casser au milieu d'une épaisse touffe de joncs sur le bord d'un petit étang: elle eut le temps d'y réfléchir à l'ingratitude du monde.» Moi, je leur ai donné de l'excellent vin, se disait-elle, et en retour ils m'ont rempli d'eau bourbeuse.»

Elle ne voyait plus la joyeuse société. Mais elle les entendit chanter encore et se réjouir pendant bien des heures. Quand ils furent partis, survinrent deux petits paysans; en furetant dans les joncs, ils aperçurent la bouteille et l'emportèrent chez eux. Ils avaient vu la veille leur frère aîné, un matelot, qui devait s'embarquer le lendemain pour un long voyage, et qui était venu dire adieu à sa famille.

La mère était justement occupée à faire pour lui un paquet où elle fourrait tout ce qu'elle pensait pouvoir lui être utile pendant la traversée; le père devait le porter le soir en ville. Une fiole contenant de l'eau-de-vie épurée était déjà enveloppée, lorsque les garçons rentrèrent avec la belle grande bouteille qu'ils avaient trouvée. La mère retira la fiole et mit en place la bouteille qu'elle remplit de sa bonne eau-de-vie.

– Comme cela, il en aura plus, dit-elle; c'est assez d'une bouteille pour ne pas avoir une seule fois mal à l'estomac pendant tout le voyage.

Voilà donc la bouteille relancée en plein dans le tourbillon du monde. Le matelot, Pierre Jensen, la reçut avec plaisir et l'emporta à bord de son bâtiment, le même justement que commandait le jeune capitaine dont il vient d'être parlé.

Elle n'avait pas trop déchu; car le breuvage qu'elle contenait paraissait aux matelots aussi exquis qu'aurait pu l'être pour eux le vin qui s'y trouvait auparavant.»Voilà la meilleure des pharmacies!» disaient-ils, chaque fois que Pierre Jensen la tirait pour en verser une goutte aux camarades qui avaient mal à l'estomac.

Aussi longtemps qu'elle renferma une goutte de la précieuse liqueur, on la tint en grand honneur; mais un jour elle se trouva vide, absolument vide. On la fourra dans un coin où elle resta sans que personne prît garde à elle.

Voilà qu'un jour s'élève une tempête; d'énormes et lourdes vagues soulèvent le bâtiment avec violence. Le grand mât se brise, une voie d'eau se déclare; les pompes restent impuissantes. Il faisait nuit noire. Le navire sombra.