Des milliers de gens tendaient le cou pour suivre le ballon des yeux, la vieille fille entre autres; elle était à la fenêtre de sa mansarde, où pendait la cage d'un petit serin qui n'avait pas alors encore de godet et devait se contenter d'une soucoupe ébréchée. En se penchant en avant pour regarder le ballon, elle posa un peu de côté, pour ne pas le renverser, un pot de myrte qui faisait l'unique ornement de sa fenêtre et de toute la chambrette. Elle vit tout le spectacle, l'aéronaute qui plaça le pauvre lapin dans le parachute et le laissa descendre, puis se mit à se verser des rasades pour les boire à la santé des spectateurs et enfin lança la bouteille en l'air, sans réfléchir qu'elle pourrait bien tomber sur la tête du plus honnête homme.
La bouteille non plus n'eut pas le temps de réfléchir comme elle l'aurait voulu sur l'honneur qui lui était échu de dominer de si haut la ville, ses clochers et la foule assemblée. Elle se mit à dégringoler faisant des cabrioles; cette course folle en pleine liberté lui semblait le comble du bonheur; qu'elle était fière de voir longues-vues et télescopes braqués sur elle! Patatras! la voilà qui tombe sur un toit et se brise en deux; puis les morceaux roulèrent en bas et tombèrent avec fracas sur le pavé de la cour, où ils se rompirent en mille menus débris, sauf le goulot qui resta entier, coupé en rond aussi nettement que si l'on avait employé le diamant pour le détacher. Les gens du sous-sol, accourus à ce bruit, le ramassèrent.» Cela ferait un superbe godet pour un oiseau», dirent-ils; mais, comme ils n'avaient ni cage ni même un moineau, ils ne pensèrent pas devoir, parce qu'ils avaient le godet, acheter un oiseau. Ils songèrent à la vieille fille qui habitait sous le toit; peut-être pourrait-elle faire usage du goulot.
Elle le reçut avec reconnaissance, y mit un bouchon, et le goulot renversé et rempli d'eau fut attaché dans la cage; le petit serin, qui pouvait maintenant boire plus à son aise, fit entendre les trilles les plus joyeux. Le goulot fut très content de cet accueil, qui lui était du reste bien dû, pensait-il; car enfin il avait eu des aventures fameuses, il avait été bien au-dessus des nuages. Aussi, lorsqu'un peu plus tard la vieille fille reçut la visite d'une ancienne amie, fut-il bien étonné qu'on ne parlât pas de lui, mais du myrte qui était devant la fenêtre.
– Non, vois-tu, disait la vieille fille, je ne veux pas que tu dépenses un écu pour la couronne de mariage de ta fille. C'est moi qui t'en donnerai une magnifique. Regarde comme mon myrte est beau et bien fleuri. Il provient d'une bouture de celui que tu m'as donné le lendemain de mes fiançailles et qui devait un an après me fournir une couronne pour mon mariage. Mais ce jour n'est jamais arrivé! Les yeux qui devaient être mon phare dans la vie se sont fermés sans que je les aie revus. Il repose au fond de la mer, le cher compagnon de ma jeunesse. Le myrte devint vieux, moi je devins vieille et, lorsqu'il se dessécha, je pris la dernière branche verte et la mis dans la terre; elle prospéra et poussa à merveille. Enfin ton myrte aura servi à couronner une fiancée, ce sera ta fille.
La pauvre vieille avait les larmes dans les yeux en évoquant ces souvenirs; elle parla du jeune capitaine, des joyeuses fiançailles dans le bois. Bien des pensées surgirent dans son esprit, mais pas celle-ci, c'est qu'elle avait là devant sa fenêtre un témoin de son bonheur de jadis, le goulot qui fit retentir un schouap si sonore lorsqu'on le déboucha dans le bois pour boire en l'honneur des fiancés.
Le goulot de son côté ne la reconnut pas; il n'avait plus écouté ce qu'on disait, depuis qu'il avait remarqué qu'on ne s'extasiait pas sur ses étonnantes aventures et sa récente chute du haut du ciel.
Grand Claus et petit Claus
Dans un village vivaient deux paysans qui portaient le même nom. Ils s'appelaient tous deux Claus, mais l'un avait quatre chevaux, l'autre n'en avait qu'un. Pour les distinguer l'un de l'autre, on avait nommé le premier grand Claus, bien qu'ils fussent de même taille, et le second, qui ne possédait qu'un cheval, petit Claus.
Écoutez bien maintenant ce qui leur arriva; car c'est une histoire véritable, s'il en fut jamais.
Toute la semaine le petit Claus travaillait pour le grand à la charrue avec son unique cheval; en retour, grand Claus venait l'aider avec ses quatre bêtes, mais une fois la semaine seulement, le dimanche. Houpa! comme petit Claus faisait alors claquer son fouet pour exciter ses cinq chevaux, car ce jour-là il les regardait tous comme siens.
Un dimanche qu'il faisait le plus beau soleil, les cloches sonnaient à toute volée, et une foule de gens, parés et endimanchés, leur livre de prières sous le bras, se rendaient à l'église; lorsqu'ils passaient à côté du champ où petit Claus conduisait la charrue avec les cinq chevaux, dans sa joie et pour faire parade d'un si bel attelage, il faisait le plus de bruit qu'il pouvait avec son fouet et s'écriait à tue-tête:
– Hue! en avant tous mes chevaux!
– Qu'est-ce que tu dis donc là? interrompit grand Claus; tu sais bien qu'un seul de ces chevaux t'appartient.
Lorsqu'il vint encore à passer du monde, petit Claus oublia la remontrance et s'écria de nouveau: «Hue! en avant tous mes chevaux!»
– Je te prie de cesser, dit grand Claus. Si cela t'arrive encore une fois, je donnerai un tel coup sur la tête de ton cheval, que je l'assommerai. Alors tu n'auras plus de cheval du tout.
– Sois tranquille, cela ne m'arrivera plus, répondit petit Claus.
Il vint à passer un riche paysan, qui lui fit de la tête un signe amical; petit Claus se sentit très flatté, il pensa que cela lui serait beaucoup d'honneur que ce paysan pût croire qu'il possédait les cinq chevaux attelés à sa charrue. Il fit de nouveau claquer son fouet en criant encore plus fort que les autres fois:
– Hue donc! en avant tous mes chevaux!
– Je t'apprendrai à dire hue à tes chevaux, dit grand Claus.
Il saisit une bêche et en donna un coup si violent sur la tête du cheval de petit Claus, que la pauvre bête tomba sur le flanc pour ne plus se relever.
– Ouh! ouh! fit petit Claus, qui se mit à pleurer. Voilà que je n'ai plus de cheval!
Mais bientôt il se dit qu'il ne fallait pas tout perdre; il écorcha la bête, en fit bien sécher au vent la peau; il la mit dans un sac, qu'il hissa sur son dos, et il s'en fut vers la ville pour vendre sa peau de cheval.
Il avait un long bout de chemin à parcourir; il lui fallait traverser une grande et sombre forêt. Pendant qu'il y était engagé, survint un ouragan qui obscurcit le ciel, et petit Claus s'égara tout à fait. Lorsqu'il finit par retrouver la route, il était déjà très tard; il ne pouvait plus, avant la nuit, arriver à la ville ni retourner chez lui.
Un peu plus loin il aperçut une grande maison de ferme; les volets étaient fermés, mais les rayons de lumière passaient à travers les fentes.»On m'accordera bien un gîte pour la nuit», pensa-t-il, et il alla frapper à la porte.
Une paysanne, la maîtresse de la maison, vint ouvrir; Claus présenta sa demande, mais elle lui répondit qu'il eût à passer son chemin, que son mari n'était pas là et qu'en son absence elle ne recevait pas d'étrangers.
– Il me faudra donc rester la nuit à la belle étoile! dit petit Claus.
La paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez. Près de la maison il y avait une grange, contre laquelle s'élevait un hangar couvert d'un toit plat de chaume. "Je m'en vais grimper là, se dit Claus; cela vaudra mieux que de coucher par terre, et même ce chaume me fera un excellent lit. Un couple de cigognes niche sur ce toit; mais j'espère bien que, si je me conduis convenablement à leur égard, elles ne viendront pas me donner des coups de bec quand je dormirai."
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se hissa sur le toit et, après s'être tourné et retourné comme un chat, il s'y installa commodément pour la nuit. Voilà qu'il aperçoit que les volets de la maison sont trop courts vers le haut, de façon que de l'endroit où il est, il voit tout ce qui se passe dans la grande chambre du rez-de-chaussée.