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Et il accourut avec le boisseau. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés lorsqu'il aperçut petit Claus qui avait mis tout son trésor en un seul tas et qui y plongeait les mains avec amour.

– Cela t'étonne de me voir encore en vie, dit petit Claus; mais tu t'es trompé et tu as assommé ma grand-mère. J'ai vendu son corps à un médecin qui m'en a donné plein un boisseau d'argent.

– C'est un fameux prix! dit grand Claus.

Et il courut chez lui encore plus vite qu'il n'était venu, prit une hache et tua d'un coup sa pauvre grand-mère. Il chargea son corps sur une voiture et s'en fut à la ville trouver un apothicaire de sa connaissance, pour lui demander s'il ne savait pas un médecin qui voulût acheter un cadavre.

– Un cadavre! s'écria l'apothicaire. D'ou le tenez-vous et comment avez-vous le droit de le vendre?

– Oh! il est bien à moi, répondit grand Claus. C'est le corps de ma grand-mère. Je viens de la tuer; elle n'avait plus grand amusement dans ce monde, la pauvre femme, et l'on m'en donnera un boisseau plein d'écus.

– Dieu de miséricorde! dit l'autre, quelles abominables sornettes vous nous contez! Ne répétez à personne ce que vous venez de me dire, vous pourriez y perdre votre tête.

Et il lui expliqua que sa grand-mère avait beau être infirme et s'ennuyer sur la terre, il n'en avait pas moins commis un horrible meurtre, et la justice, si elle l'apprenait, le punirait de mort. Grand Claus fut pris d'effroi, il sortit à la hâte sans dire adieu, sauta sur la voiture, fouetta les chevaux et s'en retourna chez lui au galop. L'apothicaire crut qu'il était simplement devenu fou et qu'il n'avait pas fait ce dont il s'était vanté; il le laissa partir sans informer la justice.

Les habits neufs du grand-duc

Il y avait autrefois un grand-duc qui aimait tant les habits neufs, qu'il dépensait tout son argent à sa toilette. Lorsqu'il passait ses soldats en revue, lorsqu'il allait au spectacle ou à la promenade, il n'avait d'autre but que de montrer ses habits neufs. À chaque heure de la journée, il changeait de vêtements, et comme on dit d'un roi: «Il est au conseil», on disait de lui: «Le grand-duc est à sa garde robe».

La capitale était une ville bien gaie, grâce à la quantité d'étrangers qui passaient; mais un jour il y vint deux fripons qui se donnèrent pour tisserands et déclarèrent savoir tisser la plus magnifique étoffe du monde. Non seulement les couleurs et le dessin étaient extraordinairement beaux, mais les vêtements confectionnés avec cette étoffe possédaient une qualité merveilleuse: ils devenaient invisibles pour toute personne qui ne savait pas bien exercer son emploi ou qui avait l'esprit trop borné.

«Ce sont des habits impayables», pensa le grand-duc; «grâce à eux, je pourrai connaître les hommes incapables de mon gouvernement: je saurai distinguer les habiles des niais. Oui, cette étoffe m'est indispensable.»

Puis il avança aux deux fripons une forte somme afin qu'ils pussent commencer immédiatement leur travail. Ils dressèrent en effet deux métiers, et firent semblant de travailler, quoiqu'il n'y eût absolument rien sur les bobines. Sans cesse ils demandaient de la soie fine et de l'or magnifique; mais ils mettaient tout cela dans leur sac, travaillant jusqu'au milieu de la nuit avec des métiers vides.

«Il faut cependant que je sache où ils en sont», se dit le grand-duc. Mais il se sentait le coeur serré en pensant que les personnes niaises ou incapables de remplir leurs fonctions ne pourraient voir l'étoffe. Ce n'était pas qu'il doutât de lui-même; toutefois il jugea à propos d'envoyer quelqu'un pour examiner le travail avant lui.

Tous les habitants de la ville connaissaient la qualité merveilleuse de l'étoffe, et tous brûlaient d'impatience de savoir combien leur voisin était borné ou incapable.

«Je vais envoyer aux tisserands mon bon vieux ministre», pensa le grand-duc, «c'est lui qui peut le mieux juger l'étoffe; il se distingue autant par son esprit que par ces capacités.»

L'honnête vieux ministre entra dans la salle où les deux imposteurs travaillaient avec les métiers vides.

«Mon Dieu!» pensa-t-il en ouvrant de grands yeux, «je ne vois rien.» Mais il n'en dit mot. Les deux tisserands l'invitèrent à s'approcher, et lui demandèrent comment il trouvait le dessin et les couleurs. En même temps ils montrèrent leurs métiers, et le vieux ministre y fixa ses regards; mais il ne vit rien, par la raison bien simple qu'il n'y avait rien.

«Bon Dieu!» pensa-t-il «serais-je vraiment borné? Il faut que personne ne s'en doute. Serais-je vraiment incapable? Je n'ose avouer que l'étoffe est invisible pour moi.»

– Eh bien? qu'en dites-vous? dit l'un des tisserands.

– C'est charmant, c'est tout à fait charmant! répondit le ministre en mettant ses lunettes. Ce dessin et ces couleurs… oui, je dirai au grand-duc que j'en suis très content.

– C'est heureux pour nous, dirent les deux tisserands. Et ils se mirent à lui montrer des couleurs et des dessins imaginaires en leur donnant des noms.

Le vieux ministre prêta la plus grande attention, pour répéter au grand-duc toutes leurs explications. Les fripons demandaient toujours de l'argent de la soie et de l'or; il en fallait énormément pour ce tissu. Bien entendu qu'ils empochèrent le tout; le métier restait vide et ils travaillaient toujours.

Quelques temps après, le grand-duc envoya un autre fonctionnaire honnête pour examiner l'étoffe et voir si elle s'achevait. Il arriva à ce nouveau député la même chose qu'au ministre; il regardait toujours, mais ne voyait rien.

– N'est-ce pas que le tissu est admirable? demandèrent les deux imposteurs en montrant et expliquant le superbe dessin et les belles couleurs qui n'existaient pas.

«Cependant je ne suis pas niais!» pensait l'homme.»C'est donc que je ne suis capable de remplir ma place? C'est assez drôle, mais je prendrai bien garde de la perdre.» Puis il fit l'éloge de l'étoffe, et témoigna toute son admiration pour le choix des couleurs et le dessin.

– C'est d'une magnificence incomparable, dit-il au grand-duc, et toute la ville parla de cette étoffe extraordinaire.

Enfin, le grand-duc lui-même voulut la voir pendant qu'elle était encore sur le métier. Accompagné d'une foule d'hommes choisis, parmi lesquels se trouvaient les deux honnêtes fonctionnaires, il se rendit auprès des adroits filous qui tissaient toujours, mais sans fil de soie et d'or, ni aucune espèce de fil.

– N'est-ce pas que c'est magnifique! dirent les deux honnêtes fonctionnaires. Le dessin et les couleurs sont dignes de Votre Altesse.

Et ils montrèrent du doigt le métier vide, comme si les autres avaient pu y voir quelque chose.

«Qu'est-ce donc?» pensa le grand-duc, «je ne vois rien. C'est terrible. Est-ce que je ne serais qu'un niais? Est-ce que je serais incapable de gouverner? Jamais rien ne pouvait arriver de plus malheureux.» Puis tout à coup il s'écria:

– C'est magnifique! J'en témoigne ici toute ma satisfaction. Il hocha la tête d'un air content, et regarda le métier sans oser dire la vérité.

Toutes les gens de sa suite regardèrent de même, les uns après les autres, mais sans rien voir, et ils répétaient comme le grand-duc: «C'est magnifique!» Ils lui conseillèrent même de revêtir cette nouvelle étoffe à la première grande procession.»C'est magnifique! c'est charmant! c'est admirable!» exclamaient toutes les bouches, et la satisfaction était générale. Les deux imposteurs furent décorés, et reçurent le titre de gentilshommes tisserands. Toute la nuit qui précéda le jour de la procession, ils veillèrent et travaillèrent à la clarté de seize bougies. La peine qu'ils se donnaient était visible à tout le monde. Enfin, ils firent semblant d'ôter l'étoffe du métier, coupèrent dans l'air avec de grands ciseaux, cousirent avec une aiguille sans fil, après quoi ils déclarèrent que le vêtement était achevé. Le grand-duc, suivi de ses aides de camp, alla examiner, et les filous, levant un bras en l'air comme s'ils tenaient quelque chose, dirent: