Выбрать главу

Avec les lions le spectacle se renouvela; avec les perroquets il fit des colloques en langue érasmienne. De tous côtés, il se prodigua bizarrement à mon étonnement; mais ma stupéfaction tourna à la stupeur devant certain palais de fer qui renfermait deux immenses ours blancs. 0 Voici les deux plus beaux ours du pôle qui soient encore parvenus dans un jardin zoologique, me dît-il avec calme. A Paris, vous ignorez absolument ce que sont les ours blancs; ceux que vous voyez ici ont, lorsqu'ils sont debout, près de trois mètres, et vous allez en juger, — car c'est un couple, — si vous voulez me permettre de les inciter à l'acte d'amour, ainsi qu'il convient à leur robe virginale.

Presque en même temps, & l'aide d'un jargon violemment guttural qui était tour k tour puérilement traînard et brièvement impératif, les deux ours soulevèrent leurs masses colossales et se dressèrent, épaule contre épaule, gueule à gueule, se mordant cruellement, tombant à terre et se redressant sous les commandements du grand-prêtre qui présidait à leurs ébats. J'assistai ainsi dans tous les détails et dans toutes les phases, grâce au bibliographe de Scaliger, à un puissant charnel congrès d'ours qui eûtmis Berne en fête pour le plus grand scandale des chastes calvinistes.

Pendant les quelques heures que je demeurai encore à Rotterdam , Van der Boëcken se révéla & moi sous les côtés les plus bizarres du monde. Non seulement rien ne lui était inconnu, mais il semblait encore avoir la prescience et la divination de toutes choses; il Usait dans ma pensée, comme il eût fouillé dans mes poches.

Dans la soirée, ce digne patriarche daigna m'accompagner jusqu'à une heure très avancée de la nuit dans tous les mtisicos les plus mal famés des vieux quartiers, mettant un plaisir juvénile à compromettre sa barbe vénérable dans ces paradis terrestres pour matelots, et, dans ces milieux pleins d'appasen cascades et de chants internationaux, je le vis pour mon seul esbattemeni suggérer mille incroyables folies à ces Dictériades de bas-fonds, des folies capables de faire pâlir l'ombre du pornographe Restif de La Bretonne et d'agiter la cendre cantharidée du divin Marquis.

Après avoir pris congé de lui, je trouvai, non sans saisissement, dans mes poches des paquets de cigares bagués de « nec plus ultra », des lettres de présentation pour Amsterdam et Harlem, et aussi une très mignonne édition du Quinte-Curce (1696) de Gronovjus, dont les vignettes m'avaient ravi au cours de ma visite bouquinière à sa bibliothèque privée. — Je ne sus jamais comment cet éminent prestidigitateur Put-Pocket avait pu, sans éveiller mon attention, bonder ainsi les profondes de mon pardessus de ses havanes et de son extrait d'érudition néerlandaise.

Le Gronovius iîgure sur mes rayons parmi mes livres, et je ne puis le prendre encore aujourd'hui sans songer à sa provenance occulte et à son origine presque diabolique.

Je n'aurais point pris la peine de vous conter cette passagère et pittoresque aventure de voyage, mes chers amis, — dîs-jc en terminant aux hôtes silencieux de Robert de Boisgrieux, — je n'y aurais point moi-même, pour curieuse qu'elle soit, anaché la moindre importance si, tout récemment encore, le pauvre bibliothécaire Rotterdamien n'était venu me donner l'émotion de sa mort dans des circonstances assez inquiétantes, vous en conviendrez.

A la suite de notre entrevue zoologique et un peu gynécologique, j'échangeai avec Van der Boêclten une correspondance assez suivie et presque exclusivement littéraire et historique. — Les années passaient sans qu'il me fût loisible de me rendre de nouveau à Rotterdam, selon ma promesse et sans que mon très fervent ami trouvât possibilité de venir à Paris, ainsi qu'il m'en avait fait serment.

Je renonçais presque au plaisir de me retrouver avec cet hétéroclite et indéfinissable personnage, lorsqu'un maiîn du printemps dernier, il se fît annoncer à moi dans mon logis du quai Voltaire. Je le vis entrer dans mon cabinet un peu vieilli et déplumé, mais droit, sec, avec son œil glauque toujours allumé en fanal. Après les témoignages de cordialité, il m'expliqua qu'il venait à Paris dans un but d'amour pour la France et notre littérature nationale, et surtout dans le désir de constituer une ligue assez puissante pour maintenir la prépondérance de la librairie française en Hollande, actuellement envahie par les imprimés allemands. — Il me lut tout un rapport statistique établissant, avec logique et clarté, l'état précaire de notre librairie dans les principales villes des Pays-Bas, et prouvant avec une triste vérité la prospérité chaque jour grandissante des importations de Stuttgart, de Munich, de Berlin, de Leipzig, de Cologne et de Francfort. Il me démontrait que depuis l'année cruelle, on vendait deux tiers en moins de livres français chez ses compatriotes, et il pensait qu*à cette situation désastreuse il était possible d'opposer un remède efhcace avec l'énergie et le dévouement de plusieurs patriotes parisiens décidés à suivre la vote qu'il était en mesure de leur indiquer.

Je me mis avec empressement au service d'une idée aussi juste et noble, et je lui fournis aussitôt des lettres de crédit pour les personnes que je jugeais les mieux en position de nous seconder dans cette véritable guerre des influences intellectuelles de la France contre la Germanie.

Van der Boëcken me quitta avec promesse de m'accorder plusieurs soirées au sonir de ses plus urgentes occupations. — Mais ce fut la dernière fois que je vis sa tête de Moine des Croisades. — Six jours après cette visite, je recevais de Rotterdam une lettre assez crânement philosophique, dans laquelle l'infortuné archiviste m'annonçait, de son lit, à la fois sa maladie et sa mort.

« Croyez-vous, m'ëcrlvait-il en substance, que j'ai été assez malavisé l'autre matin, en vous quitunt, pour rencontrer la camarde dans un vent coulis du quai, et me voici définitivement entraîné dans la grande danse macabre jadis peime par Holbein à Bâle. —J'ai nettement senti le froid de sa faux dans le dos et n'ai point eu le temps de gagner, d'après vos indications, la bibliothèque de la rue Richelieu. J'ai voulu mourir près de mes livres, dans ce calme berceau d'Erasme; j'ai pris le premier Rapide pour les Flandres, et me voici déposé ici, jaune, grelottant la fièvre, marqué pour la retraite des vaincus de la vie J'ai tenu à vous faire en personne poliment mes adieux, car SamediprochairiyVers la troisième heure après midi, celui qui fut votre très sympathique Van der Boëcken sera catalogué à l'état civil de Rotterdam comme ayant accompli sa carrière, et si vous êtes libre ei dispos de venir céans et qu'il vous -^j^ plaise d'étudier sur nature les cérémonies funèbres en Hollande, je serai encore votre guide pour vous \ montrer de ma boîte de chêne, très probablement le lundi suivant, ce ' que peut être le convoi d'un notable bibliothécaire municipal.— Ne me I plaignez point, je pars allègrement, très curieux des au delà de nos sens bornés ; Jdta viam inveniunt. J'ai toujours aimé à suivre le Destin. Ainsi fais-je aujourd'hui dans la noire impasse où il me conduit. — Adieu, ami, vous êtes jeune, aimez la vie bellement et noblement, pas trop dans les esprits, mais beaucoup dans les cœurs; allez à gauche, c'est le côté des parfums et des femmes. Pensez que plus l'on gagne du côté de l'esprit, plus l'on perd du côté de l'instinct, et la perte ne compense pas le gain. Croyez-le bien. — Songez parfois à votre betluaire. comme il vous plaisait tant de m'appeler, après mes enfantillages zoologiques de notre première rencontre. Adieu, adieu encore. Samedi prochain, mes yeux, ces terribles yeux qui firent tant de victimes momentanées, se seront retournés en dedans pour m'endormir moi-même dans la vie éternelle. — Vale. n