— Je reconnais que votre raisonne- r^ ment ne me semble plus aussi paradoxal y que tout à l'heure...
— J'ai une base, une base solide, par '^ . . ' ^^ bleu! Vous allez être écrasé tout à fait ' i^ d'histoire du Japon, de l'étude des différentes écoles de peinture au récit des guerres civiles d'avant le grand Shiogoun Yoritomo, nous étions montés dans la chambre de M'Ogata Ritzou,avocatau barreau de Yeddo. Ritzou ouvrant une valise de cuir bordée de cuivre, d'apparencesolide, mais sans rien de japonais, en vida respectueusement le contenu sur la table, rangeant en ordre de vieux livres japonais, des albums un peu effilochés, des rouleaux de parchemins d'Europe avec de larges sceaux de cire ciaquelée, des livres vénérables ressemblant à des missels gothiques un peu fatigués, dont les reliures de peau étaient zébrées de signes ou de cachets Japonais, et différents objets parmi lesquels une aumônière blasonnée et une croix d'or.
« Voilà, dit M" Larribc, les archives de la maison de Fokio, jadis si florissante et dominant de son castel plus de les provinces du Danube, menaçant de destruction toute la chrétienté, un grand nombre de chevaliers français, et des plus illustres, reprirent la tradition des croisades et marchèrent au secours de Sigismond de Hongrie. Vous savez comment, sur le champ de carnage de Nicopolis, périt toute cène vaillante chevauchée. Sous des tas de cadavres, sous les armures écrasées vomissant de larges ruisseaux rouges, les Turcs recueillirent quelques blessés bons à rançonner; le sire Enguerrand VII de Coucy, un rude batailleur de cinquante-cinq ans, était du nombre. Conduit à Brousse en Bithynie, il guérit lentement ses blessures en attendant les sacs d'or de sa rançon ; ces sacs arrivés, Enguerrand de Coucy se préparait à regagner la France, lorsque la fantaisie lui vint de faire, avant de rentrer, un pèlerinage aux Lieux-Saints. Muni de firmans des pachas, Enguerrand, avec quelques chevaliers ou soldats échappés comme lui au désastre de Nico-polis, s'embarqua pour Saint-Jean-d'Acre. Des aventures ou des hasards de navigation jetèrent la petite troupe sur la côte d'Egypte. Ne pouvant voir Jérusalem, Enguerrand de Coucy voulut au moins gravir les pentes sacrées du mont Sinaï qu'il croyait tout proche. Traité d'abord avec courtoisie par le pacha d'Egypte, le très peu commode Enguerrand se brouilla sans doute avec lui, car un beau jour, sur une plage brûlée delà mer Rouge, la petite troupe chrétienne fut brusquement attaquée et, sous les flèches, sous les coups de sabre des assaillants, n'eut que la ressource de se jeter dans une felouque arabe en forçant l'équipage à pousser au large. La situation n'était pas belle. Par bonheur on avait recueilli en Egypte quelques matelots provençaux enlevés par la piraterie, et le chapelain d'Enguerrand, natif des environs de Dieppe, n'était pas dépourvu de connaissances géographiques. La felouque, fuyant les terres inhospitalières, poussa droit vers le sud. L'imperturbable Enguerrand avait l'intention de faire le tour de l'Afrique, qu'il n'imaginait pas si formidablement grande ; mais, abandonnée par son équipage arabe, perdue dans les immensités, la felouque ne sut bientôt plus de quel côté tourner sa proue. Elle toucha des contrées étranges, presque fantastiques pour des Européens d'alors, se procura des vivres comme elle put, reprit la mer, traversa des détroits, doubla des pointes, dansa sur bien des mers au souffle embrasé des tempêtes. Des flots, toujours des flots, des terres et toujours des terres inconnues, et jamais la terre de France tant espérée. Enfin, épuisée, abîmée, disjointe, n'ayant plus de voiles ni de vivres, la felouque aborda un sol riant et fleuri, peuplé de gens surpris, mais non agressifs. C'était le Japon. Des bannières flottant sur des castels, des enceintes fortifiées, des princes et des chevaliers, des gens d'armes par les champs, Enguerrand dut être assez bien impressionné par le Japon d'alors qui lui rappelait sa vieille France...
— Parfait, mais tous ces détails, d'où les tenez-vous?
— Notre histoire à nous suit Enguerrand de Coucy jusqu'à Nico-polis. Comme il ne revit jamais la France^ on le crut mort captif en Bithynie. Tout ce que je vous ai raconté à partir de Nicopolîs, je l'ai puisé dans les papiers de famille de mon ami Rltzou...
— Les voici, dit Ritzou étalant sur la table une liasse de vieux parchemins mêlés à des papiers japonais, les uns et les autres couverts de vieilles écritures gothiques à fioritures, à paraphes et lettres ornementales et voici, pour en attester Fauthenticîté, le seing d'Enguerrand de Coucy que nous avons pu comparer aux mêmes seings apposés au bas de chartes conservées à Laon et à Paris... Le sceau lui-même est resté dans notre famille et Je puis vous le montrer...
— Jetez un coup d'oeil sqr ces parchemins, reprît Larribe, vous déchiffrerez à votre aise tout à Theure; voyez seulement le début :
a Moi, EstienneLe Blanc, clerc du diocèse de Laon, notaire et chapelain du haut et puissant seigneur Enguerrand, sire de Coucy en France au delà des mers et de Fioko en Nippon, vouant humblement mon âme à madame la Vierge et à tous les saints pour me soutenir en pays infidèles, j'ai sur le commandement de Monseigneur escript ce qui cy-après vient pour ce que n'en ignore la descendance que Dieu voulut bien accorder audict sire Enguerrand au loing de terres et châteaux de ses pères, dans son second mariage avec noble dame Assaga, très honorée fille de monseigneur Ogata, grand et redouté prince en Nippon... »
... Et je reprends la suite du roman d'Enguerrand. En débarquant au Japon, le sire de Coucy, comme je vous le disais tout à l'heure, trouvait un pays assez semblable à la France qu'il avait quittée, une féodalité très forte et très guerroyante, des troubles civils, des guerres de seigneur à seigneur, des révoltes... Il tombait justement avec sa petite troupe de Français encore assez solidement armés, au milieu d'une bagarre. Le seigneur Ogata, nommé tout à l'heure, aux prises avec quelques princes voisins, après une campagne malheureuse, luttait encore devant le castel de ses pères, presque cerné par l'ennemi, à l'entrée d'une presqu'île où ses vassaux s'étaient réfugiés. Enguerrand, reçu avec courtoisie par le seigneur japonais, n'hésita pas à embrasser sa cause, et le jour de la bataille, les ennemis d'Ogata virent avec étonnement se ruer sur eux en avant de tous lés autres, un petit escadron serré d'une vingtaine d'hommes aux blanches armures de fer. C'étaient Enguerrand et ses compagnons, aussi bien montés que possible sur des petits chevaux du pays. Les lances d'abord, les épées ensuite et les haches d'armes firent une jolie trouée dans les rangs ennemis, trouée que le seigneur Ogata et ses hommes, profitant de l'effet produit, s'efforcèrent d'élargir. Le castel d'Ogata dégagé de cette façon inespérée, la guerre prit une meilleure tournure. Oyez un peu : l'un des épisodes de cette lutte va vous montrer que la poigne de ce terrible gaillard d'Enguerrand ne se rouilla pas au Japon. Un château dans lequel le seigneur Ogata croyait avoir mis en sûreté ses pécunes et sa fille courait le risque d'être enlevé par les daï-mios ennemis. Enguerrand, avec ses hommes et quelques archers japonais, cherchait à se jeter dans la place pour soutenir la petite garnison épuisée et donner le temps d'arriver aux milices du daïmio Ogata. Arrêté par les enceintes palissadées des assiégeants, Enguerrand parvint à gagner à la faveur de la nuit le sommet des rochers boisés dominant à courte distance la place et le vallon occupés par l'ennemi. Les archers, à coups de flèches, établirent une communication avec lecastel, et bientôt un câble solide put être tendu par-dessus les postes ennemis. On fit passer à la garnisondes vivres d'abord, puis dans de légers paniers suspendus par des cordelettes glis sant sur le câble, quelques Tik..... ses hommes touchèrent les murailles, il était temps : des archers ennemis escaladaient le rocher pour couper le câble! Presque tous les hommes d'Enguerrand avaient été touchés, très légèrement par bonheur, mais la place était sauvée. Quelle vengeance deux jours après quand, les enseignes d'Ogata aperçues dans la plaine, Enguerrand, à la tête d'une furieuse sortie, tomba sur le camp ennemi ! Vous verrez tout à l'heure comme cet épisode fameux a excité la verve des poètes et des artistes japonais. Cependant Enguerrand dut, au bout de quelque temps, reconnaître l'impossibilité de jamais revoir le pays de ses pères et la formidable tour assise sur la colline de Coucy; il se résigna, de même que les compagnons de sa fortune, à rester au Japon. Ogata, plein d'admiration pour ce vaillant allié tombé du ciel, l'adopta pour fils malgré ses onze lustres passés et lui donna sa fille Asssga en mariage. Les archives de la maison de Fioko contiennent un certain nombre de pièces rédigées par M* Estienne le Blanc, chapelain et notaired'Enguerrand, qui mettent en pleine lumière tous les détails de Tinstallation définitive d'Enguerrand dans le fabuleux Nippon. Le turbulent chevalier qui, depuis Tâge de treize ans, chevauchait et guerroyait un peu partout, qui, pour le plaisir de cogner sur les Turcs, quittait à cinquante-cinq ans son donjon et ses deux filles, semble avoir pris assez vite son parti de la transplantation de sa race sur le sol de l'empire fleuri. D'ailleurs, il ne manqua pas d'occupations : sa femme lui donna trois fils, et les dalmios ses voisins lui firent de nombreuses visites k main armée dans ses terres et châteaux de Fioko, politesses qu'Enguerrand de Coucy ne manqua point de leur rendre.