J'avoue que ce n'est pas un des moins brillants souvenirs de ma jeunesse que mon entrée triomphante dans ce bal, serré dans mon habit neuf, froissé par les baleines dorsales de mon gilet, vexé par le rigorisme de mes entournures, et, de plus, flanqué à droite de la femme du notaire, à gauche de mademoiselle Phédora, sa nièce, la plus vieille et la plus laide fille du département. N'importe, j'étais fier, j'étais heureux, j'étais bien mis.
La salle était un peu froide, un peu sombre, un peu malpropre; les banquettes étaient bien tachées d'huile çà et là, les quinquets jouaient bien un peu, sur les têtes fleuries et emplumées du bal, le vieux rôle de l'épée de Damoclès; le parquet n'était pas fort brillant, les robes des femmes n'étaient pas toutes fraîches, pas plus que la fraîcheur de certains visages n'était naturelle. Il y avait bien des pieds un peu larges dans des souliers de satin un peu rustiques, des bras un peu rouges sous des manches de dentelle, des cous un peu hâlés sous des colliers de perles, et des corsages un peu robustes sous des ceintures de moire. Il y avait bien aussi sur l'habit des hommes une légère odeur de tabac de la régie, dans l'office un parfum de vin chaud un peu brutal, dans l'air un nuage de poussière un peu agreste, et pourtant c'était une charmante fête, une aimable réunion, sur ma parole! La musique n'était pas beaucoup plus mauvaise que celle de Port-Louis ou de Saint-Paul. Les modes n'étaient, à coup sûr, ni aussi arriérées, ni aussi exagérées que celles qu'on prétend suivre à Calcutta; en outre, les femmes étaient généralement plus blanches, les hommes moins rudes et moins bruyants.
A tout prendre, pour moi qui n'avais point vu les merveilles de la civilisation poussées à la dernière limite, pour moi qui n'avais vu l'opéra qu'en Amérique et le bal qu'en Asie, le bal à peu près public et général de la petite ville pouvait bien sembler pompeux et enivrant, si l'on considère d'ailleurs la profonde sensation qu'y produisait mon habit et le succès incontestable que j'obtins d'emblée à la fin de la première contredanse.
Mais ces joies naïves de l'amour-propre firent bientôt place à un sentiment plus conforme à ma nature inflammable et contemplative. Une femme entra dans le bal et j'oubliai toutes les autres; j'oubliai même mon triomphe et mon habit neuf. Je n'eus plus de regards et de pensées que pour elle.
Oh! c'est qu'elle était vraiment bien belle, et qu'il n'était pas besoin d'avoir vingt-cinq ans et d'arriver de l'Inde pour en être frappé. Un peintre célèbre qui passa, l'année suivante, dans la ville, arrêta sa chaise de poste en l'apercevant à sa fenêtre, fit dételer les chevaux et resta huit jours à l'auberge du Lion-d'Argent, cherchant par tous les moyens possibles à pénétrer jusqu'à elle pour la peindre. Mais jamais il ne put faire comprendre à sa famille qu'on pouvait par amour de l'art faire le portrait d'une femme sans avoir l'intention de la séduire. Il fut éconduit, et la beauté de Cora n'est restée empreinte que dans le cerveau peut-être de ce grand artiste, et dans le coeur d'un pauvre fonctionnaire destitué de l'administration des postes.
Elle était d'une taille moyenne admirablement proportionnée, souple comme un oiseau, mais lente et fière comme une dame romaine. Elle était extraordinairement brune pour le climat tempéré où elle était née; mais sa peau était fine et unie comme la cire la mieux moulée. Le principal caractère de sa tête régulièrement dessinée, c'était quelque chose d'indéfinissable, de surhumain, qu'il faut avoir vu pour le comprendre; des lignes d'une netteté prestigieuse, de grands yeux d'un vert si pâle et si transparent qu'ils semblaient faits pour lire dans les mystères du monde intellectuel plus que dans les choses de la vie positive; une bouche aux lèvres minces, fines et pâles, au sourire imperceptible, aux rares paroles; un profil sévère et mélancolique, un regard froid, triste et pensif, une expression vague de souffrance, d'ennui et de dédain; et puis des mouvements doux et réservés, une main effilée et blanche, beauté si rare chez les femmes d'une condition médiocre; une toilette grave et simple, discernement si étrange chez une provinciale; surtout un air de dignité calme et inflexible qui aurait été sublime sous la couronne de diamants d'une reine espagnole, et qui, chez cette pauvre fille, semblait être le sceau du malheur, l'indice d'une organisation exceptionnelle.
Car c'était la fille… le dirai-je? il le faut bien: Cora était la fille d'un épicier.
O sainte poésie, pardonne-moi d'avoir tracé ce mot! Mais Cora eût relevé l'enseigne d'un cabaret. Elle se fût détachée comme l'ange de Rembrandt au-dessus d'un groupe flamand. Elle eût brillé comme une belle fleur au milieu des marécages. Du fond de la boutique de son père, elle eût attiré sur elle le regard du grand Scott. Ce fut sans doute une beauté ignorée comme elle qui inspira l'idée charmante de la belle fille de Perth.
Et elle s'appelait Cora; elle avait la voix douce, la démarche réservée, l'attitude rêveuse. Elle avait la plus belle chevelure brune que j'aie vue de ma vie, et seule, entre toutes ses compagnes, elle n'y mêlait jamais aucun ornement. Mais il y avait plus d'orgueil dans le luxe de ses boucles épaisses que dans l'éclat d'un diadème. Elle n'avait pas non plus de collier ni de fleurs sur la poitrine. Son dos brun et velouté tranchait fièrement sur la dentelle blanche de son corsage. Sa robe bleue la faisait paraître encore plus brune de ton et plus sombre d'expression. Elle semblait tirer vanité du caractère original de sa beauté.
Elle semblait avoir deviné qu'elle était belle autrement que toutes les autres: car je n'ai pas besoin de vous le dire, Cora étant d'un type rare et d'un coloris oriental, Cora ressemblant à la juive Rebecca, ou à la Juliette de Shakespeare, Cora majestueuse, souffrante et un peu farouche, Cora qui n'était ni rose, ni replette, ni agaçante, ni gentille, n'était ni aperçue ni soupçonnée dans la foule. Elle vivait là comme une rose épanouie dans le désert, comme une perle échouée sur le sable, et la première personne venue, à qui vous eussiez exprimé votre admiration à la vue de Cora, vous eût répondu: Oui, elle ne serait pas mal si elle était plus blanche et moins maigre.
J'étais si troublé auprès d'elle, si subitement épris, que vraiment j'oubliais toute la confiance qu'eussent dû m'inspirer mon habit neuf et mon gilet à rosaces. Il est vrai qu'elle y accordait fort peu d'attention, qu'elle écoutait d'un air distrait des fadeurs qui me faisaient suer sang et eau à débiter, qu'elle laissait, à chaque invitation de ma part, tomber de ses lèvres un mot bien faible, et, dans ma main tremblante, une main dont je sentais la froideur au travers de son gant. Hélas! qu'elle était indifférente et hautaine, la fille de l'épicier! Qu'elle était singulière et mystérieuse, la brune Cora! Je ne pus jamais obtenir d'elle, dans toute la durée de la nuit, qu'une demi-douzaine de monosyllabes.
Il m'arriva le lendemain de lire, pour le malheur de ma vie, les Contes fantastiques. Pour mon malheur encore, aucune créature sous le ciel ne semblait être un type plus complet de la beauté fantastique et de la poésie allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane.
Les adorables poésies d'Hoffman commençaient à circuler dans la ville. Les matrones et les pères de famille trouvaient le genre détestable et le style de mauvais goût. Les notaires et les femmes d'avoués faisaient surtout une guerre à mort à l'invraisemblance des caractères et au romanesque des incidents. Le juge de paix du canton avait l'habitude de se promener autour des tables dans le cabinet de lecture, et de dire aux jeunes gens égarés par cette poésie étrangère et subversive: Rien n'est beau que le vrai, etc. Je me souviens qu'un vaurien de lycéen, en vacances, lui dit à cette occasion en le regardant fixement: