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Ces choses semblaient obscures à Cora, son âme était si candide et si enfantine! Elle me regardait d'un oeil absorbé dans la stupeur, et pour lui faire mieux comprendre les divins mystères de l'amour platonique, je prenais mon crayon et je traçais des vers sur la muraille aux marges de sa fenêtre; puis je lui racontais les brillantes poésies de la nature invisible, les amours des anges et des fées, les souffrances et les soupirs des sylphes emprisonnés dans le calice des fleurs, puis les fougueuses passions des roses pour les brises, et réciproquement; puis les choeurs aériens qu'on entend le soir dans la nue, la danse sympathique des étoiles, les rondes du sabbat, les malices des farfadets et les découvertes ardues de l'alchimie.

Notre bonheur semblait ne pouvoir être troublé par aucun événement extérieur. En prenant la poésie corps à corps, j'avais su si bien m'isoler, dans mon monde intellectuel, de toutes les entraves et de tous les écueils de la vie réelle, que je semblais n'avoir rien à craindre de l'intervention de ces volontés grossières et inintelligentes qui végétaient à l'entour de nous. Mes sentiments étaient d'une nature si élevée que je ne pouvais inspirer de rivalité d'aucun genre à l'homme vulgaire qui se disait le maître et l'époux de Cora.

Pendant longtemps, en effet, il sembla comprendre le respect qu'il devait à une liaison protégée par le ciel. Mais au bout de six semaines, je vis un changement étrange s'opérer dans les manières de cette famille à mon égard. Le père me regardait d'un air ironique et méfiant chaque fois qu'il entrait dans la chambre où nous étions. La mère affectait d'y rester tout le temps qu'elle pouvait dérober aux affaires de sa boutique. Gibonneau, lorsque par hasard je venais à le rencontrer, me lançait de sinistres et foudroyantes oeillades; Cora elle-même devenait plus réservée, descendait plus tard au rez-de-chaussée, remontait plus tôt dans sa chambre, et quelquefois même passait des jours entiers sans paraître. Je m'en effrayai, et j'essayai de m'en plaindre. J'essayai de lui faire comprendre, avec l'éloquence que donne la passion, l'injustice et la barbarie de sa conduite. Elle m'écouta d'un air contraint, presque craintif, et je la vis regarder vers la porte d'un air d'inquiétude.

– O Cora! m'écriai-je avec enthousiasme, serais-tu menacée de quelque danger? parle, parle! où sont tes ennemis, nomme-moi les infâmes qui font peser sur toi, frêle et céleste créature, les chaînes d'airain d'un joug détesté. Dis-moi quel est le démon qui comprime l'élan de ton coeur et refoule au fond de ton sein des épanchements naïfs, comme des remords amers? Va, je saurai bien les conjurer, je sais plus d'un charme pour enchaîner les démons de l'envie et de la vengeance, plus d'une parole magique pour appeler les anges sur nos têtes: les anges protecteurs qui sont tes frères, et qui sont moins purs, moins beaux que toi…

J'élevai la voix en parlant, et je m'approchai de Cora pour saisir sa main qu'elle me retirait toujours. Alors je me levai, le front inondé de la sueur de l'enthousiasme, les cheveux en désordre, l'oeil inspiré…

Cora poussa un grand cri, et son père, accourant comme si le feu eût pris à la maison, s'élança dans la chambre. Comme il s'avançait vers moi d'un air menaçant, Cora le saisit par le bras et lui dit avec douceur:-Laissez-le, mon père, il est dans un de ses accès, ne le contrariez point, cela va se passer.

Je cherchai vainement le sens de ces paroles. Elle sortit, et l'épicier s'adressant à moi:-Allons, monsieur Georges, revenez à vous, personne ici ne songe à vous contrarier; mais en vérité vous n'êtes pas raisonnable… Allons, allons… rentrez chez vous et calmez-vous.

Étourdi de ce discours plein de bonté, je cédai avec la douceur d'un enfant, et l'épicier me reconduisit chez moi. Une heure après, je vis entrer le procureur du roi et le médecin de la ville. Comme je les connaissais l'un et l'autre assez particulièrement, je ne m'étonnai pas de leur visite, mais je commençai à m'offenser de l'affectation avec laquelle le médecin s'empara de mon pouls, examinant avec soin l'expression de mon regard et la dilatation de ma pupille; puis il se mit à compter les battements de mes artères aux tempes et au cou, et à interroger la chaleur extérieure de mon cerveau avec le creux de sa main.

– Qu'est-ce que tout cela signifie, Monsieur? lui dis-je; je ne vous ai point appelé pour une consultation. Je me sens assez bien pour me passer désormais de soins, et je ne suis point disposé à en recevoir malgré moi.

Mais, au lieu de me répondre, il s'approcha du magistrat, et ils se retirèrent dans l'embrasure de la fenêtre pour parler bas. Ils semblaient se consulter sur mon compte, car, à chaque instant ils se retournaient pour me regarder d'un air attentif et méfiant; enfin ils s'approchèrent de moi, et le procureur du roi m'adressa plusieurs questions étranges, d'abord de quelle couleur je voyais son gilet, puis si je savais bien son nom, puis encore si je pouvais dire quel était mon âge, mon pays et ma profession.

Je répondais à ces étranges interrogatoires avec stupeur, lorsque le médecin me demanda à son tour si je ne voyais point d'autre personne dans l'appartement que le procureur du roi, lui et moi; puis si je pensais qu'il fît jour ou nuit, et enfin si je pouvais certifier que j'eusse cinq doigts à chaque main.

Outré de l'impertinence de ces questions, je résolus la dernière en lui appliquant un vigoureux soufflet. J'eus tort, sans doute, surtout en la présence d'un magistrat tout prêt à instruire contre le délit. Mais le sang me montait à la tête, et il ne m'était pas plus longtemps possible de me laisser traiter comme un idiot ou comme un fou sans en avoir le motif.

Grand fut l'esclandre. Le magistrat voulut prendre fait et cause pour son compère; je le saisis à la gorge et je l'eusse étranglé, si l'épicier, son gendre et une demi-douzaine de voisins ne fussent venus à son secours. Alors on s'empara de moi, on me lia les pieds et les mains comme à un furieux, on m'entoura la bouche de serviettes et l'on me conduisit à l'hospice de ville, où je fus enfermé dans la chambre destinée aux sujets frappés d'aliénation mentale.

La chambre, je dois le dire, était confortable, et j'y fus traité avec beaucoup de douceur, d'autant plus que je ne donnais aucun signe de folie. L'erreur du médecin et du magistrat fut bientôt constatée. Mais il me fut difficile de recouvrer ma liberté, car le dernier, prévoyant qu'il serait forcé de me demander une réparation de l'injure que je lui avais faite, s'obstina à me faire passer pour aliéné, afin de pouvoir se donner les apparences du sang-froid et de la générosité à mon égard.

Je sortis enfin; mais le procureur du roi me fit mander immédiatement dans son cabinet et m'adressa cette mercuriale:

– Jeune homme, me dit-il avec ce ton capable et paternel que tout magistrat imberbe se croit le droit de prendre quand il a endossé la ratine judiciaire, vous avez, sinon de grandes erreurs, du moins de graves inconséquences à réparer. Étranger, vous avez été accueilli dans cette ville avec toutes les marques de la bienveillance et toute l'aménité de moeurs qui distingue ses habitants. Malade, vous avez été soigné par vos voisins, avec zèle et dévouement. Tous ces témoignages de confiance et d'intérêt eussent dû graver profondément en vous le sentiment des convenances et celui de la gratitude…