– Mille noms d'un sabord! Monsieur, m'écriai-je dans mon style de marin, qui, dans la colère, reprenait malgré moi le dessus, où voulez-vous en venir, et qu'ai-je fait pour mériter la prison et votre harangue?…
– Monsieur, dit-il en fronçant le sourcil, voici ce que vous avez fait: vous avez accepté l'hospitalité que chaque jour un honnête citoyen, un estimable épicier, vous offrait au sein de sa famille, et vous l'avez acceptée avec des intentions qu'il ne m'appartient pas de qualifier, et dont votre conscience seule peut être juge. Moi je pense que votre intention a été de séduire la fille de l'épicier et de l'éblouir par des discours incohérents qui portaient tous les caractères de l'exaltation; ou de vous faire un jeu de sa simplicité, en la mystifiant par d'énigmatiques railleries.
– Juste ciel! qui a dit cela? m'écriai-je avec angoisse.
– Madame Cora Gibonneau elle-même. D'abord elle a considéré vos étranges discours comme des traits d'originalité naturelle. Peu à peu elle s'en est effrayée comme d'actes de démence. Longtemps elle a hésité à en prévenir ses parents, car dans le coeur de ces respectables bourgeois, la bonté et la compassion sont des vertus héréditaires. Mais enfin, mariée depuis peu à un digne homme qu'elle adore et pour qui, vous le savez sans doute depuis longtemps, elle nourrissait en secret avant son hyménée une passion qui avait profondément altéré sa santé et l'eût conduite au tombeau si ses parents l'eussent contrariée plus longtemps; enfin, dis-je, mariée à l'estimable pharmacien Gibonneau, affaiblie par les commencements d'une grossesse assez pénible, et craignant avec raison les conséquences de la frayeur dans la position où elle se trouve, madame Cora s'est décidée à instruire ses parents de l'égarement de votre cerveau et des preuves journalières que vous lui en donniez depuis quelque temps. Ces honnêtes gens ont hésité à le croire et vous ont surveillé avec une extrême réserve de délicatesse. Enfin, vous voyant un jour dans un état d'exaltation et de délire qui épouvantait sérieusement leur fille, ils ont pris le parti d'implorer la protection des lois et la sauvegarde de la magistrature… Et l'appui des lois ne leur a pas manqué, et la magistrature s'est levée pour les rassurer, car la magistrature sait que son plus beau privilège est de…
– Assez, assez, pour Dieu! Monsieur, m'écriai-je, je pourrais vous dire par coeur le reste de votre phrase, tant je l'ai entendu déclamer de fois à tout propos…
– Non, jeune homme, s'écria le magistrat à son tour en élevant la voix, vous n'échapperez point à la sollicitude d'une magistrature qui doit ses conseils et sa surveillance à la jeunesse, à une magistrature qui veut le bonheur et le repos des citoyens. Profitez du reproche que vous avez encouru. Voyez vos torts, ils sont graves! vous avez porté le trouble et la crainte dans la famille de l'épicier; vous avez méconnu la sainte hospitalité qui vous y était offerte, en essayant de railler ou de séduire l'épouse irréprochable d'un pharmacien éclairé… Oui, vous avez tenté l'un ou l'autre, Monsieur, car je ne sais point le sens que la loi peut adjuger aux étranges fragments de versification dont vous avez endommagé les murs de cette maison hospitalière, et qui m'ont été montrés par la fille de l'épicier comme une preuve irrécusable de votre démence… Enfin, Monsieur, non content d'affliger de braves gens et d'inquiéter le voisinage, vous avez résisté à l'autorité représentée par moi, vous avez pris au collet et frappé le médecin distingué qui vous donnait des soins, vous avez fait une scène de violence qui a troublé le repos de toute une population paisible, et qui a pensé devenir funeste à madame Gibonneau par la frayeur qu'elle lui a causée.
– Cora est malade! m'écriai-je. Grand Dieu!… Et je voulais courir, échapper à l'éloquence tribunitienne de mon bourreau. Il me retint.
– Vous ne me quitterez pas, jeune homme, me dit-il, sans avoir écouté la voix de la raison, sans m'avoir donné votre parole d'honneur de suspendre vos visites, chez madame Gibonneau, et de quitter même le logement que vous occupez vis-a-vis la maison de l'épicière.
– Eh! Monsieur, m'écriai-je, je jure que je vais dire adieu et demander pardon à ces honnêtes gens, savoir des nouvelles de madame Cora, et qu'une heure après j'aurai quitté cette ville fatale.
Je m'armai de courage et de sang-froid pour rentrer chez l'épicier. Comme j'avais passé pour fou dans toute la ville, ma sortie de prison fit une profonde sensation; l'épicier parut inquiet et soucieux, sa femme se cacha presque derrière lui, Cora devint pâle de terreur, et M. Gibonneau, sans rien dire, me fit une mine de mauvais garçon. Je leur parlai avec calme, les priai d'excuser le scandale que je leur avais causé, et de croire à mon éternelle reconnaissance pour les soins et l'affection que j'avais trouvés chez eux.
– Pour vous, Madame, dis-je d'une voix émue à Cora, pardonnez surtout aux extravagances dont je vous ai rendue témoin; si je croyais que vous m'eussiez soupçonné un seul instant de manquer au respect que je vous dois, j'en mourrais de douleur. J'espère que vous oublierez l'absurdité de ma conduite pour ne vous souvenir tous que des humbles excuses et des affectueux remerciements que je vous adresse en vous quittant pour jamais.
A ce mot je vis toutes les figures s'éclaircir, à l'exception de celle de Cora, qui, je dois le dire, n'exprima qu'une douce compassion. Je voulus essayer de lui demander l'état de sa santé, dont j'avais causé l'altération par mes folies. Mais en songeant à la cause première de son état maladif, à l'amour qu'elle avait depuis si longtemps pour son mari et à l'heureux gage de cet amour qu'elle portait dans son sein, ma langue s'embarrassa et mes pleurs coulèrent malgré moi. Alors la famille m'entoura, pleurant aussi et m'accablant de marques de regret et d'attachement; Cora me tendit même sa belle main, que je n'avais jamais eu le bonheur de toucher, et que je n'osai pas seulement porter à mes lèvres. Enfin je m'éloignai comblé de bénédictions pour mon séjour parmi eux et particulièrement pour mon départ; car, au milieu de toutes les choses amicales qui me furent dites, il n'y eut pas une voix, pas un mot pour m'engager à rester.
Accablé de douleur, brisé jusqu'à l'âme, je sentais mes genoux fléchir sous moi en quittant cette maison où j'avais fait des rêves si doux et nourri des illusions si brillantes. Je m'appuyai contre le seuil tapissé de vigne, et je jetai un dernier regard de tendresse et d'adieu sur la belle giroflée de la fenêtre.
Alors j'entendis une voix qui partait de l'intérieur et qui prononçait mon nom. C'était la voix de Cora; j'écoutai:-Pauvre jeune homme! disait-elle d'un ton pénétré, il est donc enfin parti!
– Je n'en suis pas fâché, répondit l'épicier, quoique après tout ce soit un brave garçon et qu'il paie bien ses mémoires.
J'ai traversé cette ville l'année dernière pour aller en Limousin. J'ai aperçu Cora à sa fenêtre; il y avait trois beaux enfants autour d'elle, et un superbe pot de giroflée rouge. Cora avait le nez allongé, les lèvres amincies, les yeux un peu rouges, les joues creuses et quelques dents de moins.