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LE MESSAGER. – On désire votre présence au Capitole. On croit que Marcius sera consul. J’ai vu les muets se presser en foule pour le voir, et les aveugles attentifs à ses paroles. Les matrones jetaient leurs gants sur son passage. Les jeunes filles faisaient voler vers lui leurs écharpes, leurs gants et leurs mouchoirs; les nobles s’inclinaient comme devant la statue de Jupiter, les plébéiens faisaient une grêle de leurs bonnets; leurs acclamations étaient comme la voix du tonnerre. Jamais je n’ai rien vu de semblable.

BRUTUS. – Allons au Capitole; portons-y pour le moment des yeux et des oreilles: mais tenons nos cœurs prêts pour l’événement.

SICINIUS. – Allons.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

La scène est toujours à Rome. Le Capitole.

Deux officiers viennent placer des coussins.

PREMIER OFFICIER. – Allons, allons, ils sont ici tout à l’heure. – Combien y a-t-il de candidats pour le consulat?

SECOND OFFICIER. – Trois, dit-on, mais tout le monde croit que Coriolan l’emportera.

PREMIER OFFICIER. – C’est un brave soldat, mais il a un orgueil qui crie vengeance et il n’aime pas le petit peuple.

SECOND OFFICIER. – Certes, nous avons eu plusieurs grands hommes qui ont flatté le peuple, et qui n’ont pu s’en faire aimer; et il y en a beaucoup que le peuple aime sans savoir pourquoi. Si le peuple aime sans motif, il hait aussi sans fondement. Ainsi l’indifférence de Coriolan pour la haine du peuple et pour son amour est la preuve de la connaissance qu’il a de son vrai caractère; sa noble insouciance ne lui permet pas de dissimuler ses sentiments.

PREMIER OFFICIER. – S’il lui était égal d’être aimé, ou non, il serait resté dans son indifférence, et n’eut fait au peuple ni bien ni mal; mais il cherche la haine des plébéiens avec plus de zèle qu’ils n’en peuvent avoir à la lui prouver, et il n’oublie rien pour se faire connaître en tout comme leur ennemi déclaré. Or, s’étudier ainsi à s’attirer la haine et la disgrâce du peuple, c’est une conduite aussi blâmable que de le flatter pour s’en faire aimer, politique qu’il dédaigne.

SECOND OFFICIER. – Il a bien mérité de son pays, et il ne s’est point élevé par des degrés aussi faciles que ceux qui, souples et courtois devant la multitude, lui prodiguent leurs saluts, sans avoir d’autre titre à son estime et à ses louanges. Mais Coriolan a tellement mis sa gloire devant tous les yeux et ses actions dans tous les cœurs, qu’un silence qui en refuserait l’aveu serait une énorme ingratitude; un récit infidèle serait une calomnie qui se démentirait elle-même, et recueillerait partout le reproche et le mépris.

PREMIER OFFICIER. – N’en parlons plus. C’est un digne homme. – Retirons-nous; les voilà.

(Entrent Coriolan; Ménénius; le consul Cominius, précédé de ses licteurs; plusieurs autres sénateurs; Sicinius et Brutus. Les sénateurs vont à leurs places; les tribuns prennent les leurs à part.)

MÉNÉNIUS. – Après avoir décidé le sort des Volsques, et arrêté que Titus Lartius sera rappelé, il nous reste pour objet principal de cette assemblée particulière à récompenser les nobles services de celui qui a si vaillamment combattu pour son pays. Qu’il plaise donc au grave et respectable sénat de Rome d’ordonner au consul ici présent, notre digne général dans cette dernière guerre si heureuse, de nous parler un peu de ces grandes choses qu’a accomplies Caïus Marcius Coriolanus. Nous sommes assemblés ici pour le remercier et pour signaler notre reconnaissance par des honneurs dignes de lui.

PREMIER SÉNATEUR. – Parlez, noble Cominius; ne retranchez rien de peur d’être trop long, et faites nous penser que notre ordre manque de moyens de récompenser, plutôt que nous de bon vouloir à le faire. Chefs du peuple, nous vous demandons une attention favorable et ensuite votre bienveillante intervention auprès du peuple pour lui faire approuver ce qui se passe ici.

SICINIUS. – Nous sommes rassemblés pour un objet agréable, et nos cœurs sont disposés à respecter et à seconder les desseins de cette assemblée.

BRUTUS. – Et nous nous trouverons encore plus heureux de le faire, si Coriolan veut se souvenir de témoigner au peuple une plus tendre estime qu’il n’a fait jusqu’à présent.

MÉNÉNIUS. – Il n’est pas question de cela; il n’en est pas question. J’aimerais mieux que vous vous fussiez tu. Voulez-vous bien écouter Cominius parler?

BRUTUS. – Très-volontiers: mais pourtant mon avis était plus raisonnable que votre refus d’y faire attention.

MÉNÉNIUS. – Il aime vos plébéiens: mais n’exigez pas qu’il se fasse leur camarade de lit. Digne Cominius, parlez. (À Coriolan, qui se lève et veut sortir.) Non, demeurez à votre place.

PREMIER SÉNATEUR. – Asseyez-vous, Coriolan, et n’ayez pas honte d’écouter le récit de ce que vous avez fait de glorieux.

CORIOLAN. – J’en demande pardon à vos Honneurs: j’aimerais mieux avoir à guérir encore mes blessures que d’entendre répéter comment je les ai reçues.

BRUTUS, à Coriolan. – Je me flatte que ce n’est pas ce que j’ai dit qui vous fait quitter votre siège?

CORIOLAN. – Non: cependant j’ai souvent fui dans une guerre de mots, moi qui ai toujours été au-devant des coups. Ne m’ayant point flatté, vous ne m’offensez pas: Quant à vos plébéiens, je les aime comme ils le méritent.

MÉNÉNIUS. – Je vous prie, encore une fois, asseyez-vous.

CORIOLAN. – Autant j’aimerais me laisser gratter la tête au soleil pendant qu’on sonne I’alarme, que d’être tranquillement assis à entendre faire des monstres de mes riens.

(Il sort.)

MÉNÉNIUS. – Chefs du peuple, comment ce héros pourrait-il flatter votre multitude toujours croissante, où l’on ne trouve pas un homme de bien sur mille, lui qui aimerait mieux risquer tous ses membres pour la gloire, qu’une seule de ses oreilles pour s’entendre louer. – Commencez Cominius.

COMINIUS. – Je manquerai d’haleine; et ce n’est pas d’une voix faible que l’on doit annoncer les exploits de Coriolan. On convient que la valeur est la première des vertus, et la plus honorable pour celui qui la possède. Le monde n’a donc point d’homme qui puisse balancer à lui seul l’homme dont je parle. À seize ans, lorsque Tarquin rassembla une armée contre Rome, Marcius surpassa tous les Romains. Notre dictateur d’alors, qui est assis là, et que je signale à vos éloges, le vit combattre, lorsqu’avec son menton d’amazone, il chassa devant lui les moustaches hérissées. Debout, au-dessus d’un Romain terrassé qu’il couvrait de son corps, il immola, à la vue du consul, trois adversaires acharnés contre lui. Il attaqua Tarquin lui-même, et le coup qu’il lui porta lui fit fléchir le genou. Dans les exploits de cette journée, à un âge où il eût pu faire le rôle d’une femme sur la scène, il se montra le premier des hommes sur le champ de bataille; en récompense, il reçut la couronne de chêne. Ainsi, entrant en homme dans la carrière de l’adolescence, il crut comme l’Océan; et dans le choc de dix-sept batailles successives, son épée ravit aux autres tous les lauriers. Mais ce qu’il a fait dans cette guerre, devant les murs de Corioles et dans l’enceinte de la ville, permettez-moi de le dire; je ne puis en parler comme il le faudrait: il a arrêté les fuyards, et son exemple unique a appris aux lâches à se jouer avec la peur. Comme les herbes marines devant un vaisseau voguant à pleines voiles, ainsi les hommes cédaient et tombaient sous sa proue. Son glaive, imprimait le sceau de la mort partout où il frappait; de la tête aux pieds il était tout en sang, et chacun de ses mouvements était marqué par les cris des mourants. Seul, il franchit les portes meurtrières de la cité, en les marquant d’une destinée inévitable; seul et sans être secouru, il les repasse; puis, enlevant les renforts qui lui arrivent, il tombe sur Corioles comme une planète; enfin tout lui est soumis. Mais le bruit lointain de nos armes vient frapper son oreille attentive; aussitôt son courage redouble et ranime son corps épuisé: il arrive sur le lieu du combat; là il s’élance, moissonnant des vies humaines, comme si le carnage devait être éternel, et tant que nous ne sommes point maîtres du champ de bataille et de la ville, il ne s’arrête pas, même pour reprendre haleine.