(Deux citoyens approchent.)
CORIOLAN. – Dites-leur donc de se laver la figure, et de se nettoyer les dents. – Ah! j’en vois deux qui s’avancent. – Vous savez pourquoi je suis ici debout.
PREMIER CITOYEN. – Oui, nous le savons. Dites-nous pourtant ce qui vous y conduit?
CORIOLAN. – Mon mérite.
SECOND CITOYEN. – Votre mérite?
CORIOLAN. – Oui; et non pas ma volonté.
PREMIER CITOYEN. – Pourquoi pas votre volonté?
CORIOLAN. – Non, ce ne fut jamais ma volonté d’importuner le pauvre pour lui demander l’aumône.
PREMIER CITOYEN. – Vous devez penser que, si nous vous accordons quelque chose, c’est dans l’espoir de gagner avec vous.
CORIOLAN. – Fort bien. À quel prix, s’il vous plaît, voulez-vous m’accorder le consulat?
PREMIER CITOYEN. – Le prix, c’est de le demander honnêtement.
CORIOLAN. – Honnêtement? – Accordez-le moi, je vous prie. J’ai des blessures à faire voir, que je pourrais vous montrer en particulier. Eh bien! vous, donnez-moi votre bonne voix. Que me répondez-vous?
SECOND CITOYEN. – Vous l’aurez, digne Coriolan.
CORIOLAN. – J’y compte. Voilà déjà deux excellentes voix! J’ai votre aumône: adieu.
PREMIER CITOYEN. – Cette manière est un peu bizarre.
SECOND CITOYEN, mécontent. – Si c’était à refaire… Mais n’importe.
(Ils se retirent.)
(Deux autres citoyens s’avancent.)
CORIOLAN. – Je vous prie, s’il dépend de votre voix que je devienne consul… Vous voyez que j’ai pris le costume d’usage.
TROISIÈME CITOYEN. – Vous avez servi noblement votre patrie, et vous ne l’avez pas servie noblement.
CORIOLAN. – Le mot de cette énigme?
TROISIÈME CITOYEN. – Vous avez été le fléau de ses ennemis; et aussi la verge de ses amis. Non, vous n’avez pas aimé le commun peuple.
CORIOLAN. – Vous devriez me croire d’autant plus vertueux que j’ai été moins commun dans mes amitiés: mais je flatterai mes frères les plébéiens pour obtenir d’eux une plus tendre estime. C’est une condition qu’ils croient bien douce; et puisque, dans la sagesse de leur choix, ils préfèrent mes coups de chapeau à mon cœur, je leur ferai ces courbettes qui les séduisent et j’en serai quitte avec eux pour des grimaces; oui, je leur prodiguerai ces mines qui ont été le charme de quelques hommes populaires; je leur en donnerai tant qu’ils en désireront: Je vous conjure donc de me faire consul.
QUATRIÈME CITOYEN. – Nous espérons trouver en vous notre ami; et, dans cet espoir, nous vous donnons nos voix de bon cœur.
TROISIÈME CITOYEN. – Vous avez reçu beaucoup de blessures pour votre pays.
CORIOLAN. – Il est inutile de vous apprendre, en vous les montrant, ce que vous savez déjà. Je m’applaudis beaucoup d’avoir reçu votre suffrage, et je ne veux pas vous importuner plus longtemps.
TOUS DEUX. – Que les dieux vous comblent de joie! C’est le vœu de notre cœur.
(Ils se retirent.)
CORIOLAN. – Ô voix pleines de douceur! Il vaut mieux mourir, il vaut mieux mourir de faim que d’implorer le salaire que nous avons déjà mérité. Pourquoi resterais-je dans cette robe de laine à solliciter Pierre et Paul? C’est l’usage: mais si nous obéissions en tout aux caprices de l’usage, la poussière s’accumulerait sur l’antique temps, et l’erreur formerait une énorme montagne qu’il ne serait plus possible à la vérité de surmonter. – Plutôt que de faire ainsi le fou, abandonnons la première place et l’honneur suprême à qui voudra remplir ce rôle. – Mais je me vois à la moitié de ma tâche: puisque j’ai tant fait… patience, et achevons le reste. – (Trois citoyens paraissent.) Voici de nouvelles voix. (Aux citoyens.) Donnez-moi vos voix. – C’est pour vos voix que j’ai combattu et veillé dans les camps; c’est pour vous que j’ai reçu plus de vingt-quatre blessures et que je me suis trouvé en personne à dix-huit batailles. Pour vos voix, j’ai fait beaucoup de choses plus ou moins illustres. – Donnez-moi vos voix. – Je désire être consul.
CINQUIÈME CITOYEN. – Il a fait noblement tout ce qu’il a fait, et il n’est pas d’honnête homme dont il ne doive remporter le suffrage.
SIXIÈME CITOYEN. – Qu’il soit donc consul; que les dieux le comblent de joie, et le rendent l’ami du peuple!
TOUS ENSEMBLE. – Amen, amen! Que le ciel te conserve, noble consul!
(Tous se retirent.)
CORIOLAN. – Ô dignes suffrages!
(Ménénius reparaît avec Brutus et Sicinius.)
MÉNÉNIUS. – Vous avez rempli le temps fixé. Les tribuns vous assurent la voix du peuple. Il ne vous reste plus qu’à vous revêtir des marques de votre dignité pour retourner au sénat.
CORIOLAN, aux tribuns. – Tout est fini?
SICINIUS. – Vous avez satisfait à l’usage. Le peuple vous admet, et doit être convoqué de nouveau pour confirmer votre élection.
CORIOLAN. – Où? au sénat?
SICINIUS. – Là même, Coriolan.
CORIOLAN. – Puis-je changer de robe?
SICINIUS. – Vous le pouvez.
CORIOLAN. – Je vais le faire sur-le-champ, afin que je puisse me reconnaître moi-même, avant de me montrer au sénat.
MÉNÉNIUS. – Je vous accompagnerai. Venez-vous?
BRUTUS. – Nous demeurons ici pour assembler le peuple.
SICINIUS. – Salut à tous les deux!
(Coriolan sort avec Ménénius.)
SICINIUS. – Il tient le consulat maintenant; et si j’en juge par ses yeux, il triomphe dans son cœur.
BRUTUS. – L’orgueil de son âme éclatait sous ses humbles vêtements. – Voulez-vous congédier le peuple?
(Une foule de plébéiens.)
SICINIUS. – Eh bien! mes amis, vous avez donc choisi cet homme?
PREMIER CITOYEN. – Il a nos voix, seigneur.
BRUTUS. – Nous prions les dieux qu’il mérite votre amour.
SECOND CITOYEN. – Amen; mais si j’en crois ma petite intelligence, il se moquait de nous, quand il nous a demandé nos voix.
TROISIÈME CITOYEN. – Rien n’est plus sûr: il s’est bien amusé à nos dépens.
PREMIER CITOYEN. – Non: c’est sa manière de parler. Il ne s’est pas moqué de nous.
SECOND CITOYEN. – Pas un de nous, excepté vous, qui ne dise qu’il nous a traités avec mépris. Il devait nous montrer les preuves de son mérite, les blessures qu’il a reçues pour son pays.
SICINIUS. – Il les a montrées, sans doute?
PLUSIEURS PARLANT À LA FOIS. – Non: personne ne les a vues.
TROISIÈME CITOYEN. – Il nous disait qu’il avait des blessures, qu’il les pourrait montrer en particulier; et puis faisant un geste dédaigneux avec son bonnet: «Oui je veux être consul, ajoutait-il; mais, d’après une vieille coutume, je ne puis l’être que par votre suffrage. Donnez-moi donc votre voix.» Et après que nous l’avons donnée, il était ici, je l’ai bien entendu: «Je vous remercie de votre voix, disait-il, je vous remercie de vos voix si douces. Maintenant que vous les avez données; je n’ai plus affaire à vous.» – N’était-ce pas là se moquer?