VOLUMNIE. – Eh bien! à ton choix. Il est plus déshonorant pour ta mère de te supplier qu’il ne l’est pour toi de supplier le peuple. Que tout tombe en ruine: ta mère aime mieux essuyer un refus de ton orgueil que de redouter sans cesse ta dangereuse inflexibilité; car je brave la mort d’un cœur aussi fier que le tien. Fais ce qu’il te plaira. Ta valeur vient de moi, tu l’as sucée avec mon lait: mais tu ne dois ton orgueil qu’à toi-même.
CORIOLAN. – Je vous prie, calmez-vous, ma mère: je vais aller à la place publique; ne me grondez plus. Oui, j’irai, monté sur des tréteaux, marchander leur amitié, séduire leurs cœurs par des flatteries, et je reviendrai chez vous, chéri de tous les ateliers de Rome. Vous me voyez partir: parlez de moi à ma femme. Ou je reviendrai consul, ou ne vous fiez plus désormais à mon talent dans l’art de la flatterie.
VOLUMNIE. – Fais à ta guise.
(Elle sort.)
COMINIUS. – Venez, les tribuns vous attendent. Armez-vous de modération pour répondre avec douceur; car, d’après ce que j’ai ouï dire, ils préparent contre vous des accusations plus graves que celles dont ils vous ont déjà chargé.
CORIOLAN. – Avec douceur, avez-vous dit? Marchons, je vous prie: qu’ils m’accusent avec l’art de la fraude; moi, je répondrai dans toute la franchise de l’honneur.
COMINIUS. – Oui, mais avec douceur.
CORIOLAN. – À la bonne heure; avec douceur donc: allons, oui, avec douceur.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
La place publique.
SICINIUS ET BRUTUS.
BRUTUS. – Accusez-le surtout d’aspirer à la tyrannie. S’il nous échappe de ce côté, reprochez-lui sa haine contre le peuple; ajoutez que les dépouilles conquises sur les Antiates n’ont jamais été distribuées. (Un édile paraît.) Eh bien! viendra-t-il?
L’ÉDILE. – Il vient.
BRUTUS. – Qui l’accompagne?
L’ÉDILE. – Le vieux Ménénius et les sénateurs qui l’ont toujours appuyé de leur crédit.
SICINIUS. – Avez-vous une liste de tous les suffrages dont nous nous sommes assurés, rangés par ordre?
L’ÉDILE. – Oui, elle est prête; la voici.
SICINIUS. – Les avez-vous classés par tribus?
L’ÉDILE. – Je l’ai fait.
SICINIUS. – À présent, assemblez le peuple sur cette place; et lorsqu’ils m’entendront dire: Il est ainsi ordonné par les droits et l’autorité du peuple ; soit qu’il s’agisse de la mort, de l’amende ou de l’exiclass="underline" si je dis, l’amende, qu’ils s’écrient: l’amende ; si je dis la mort, qu’ils répètent: la mort, en insistant sur leurs anciens privilèges et sur le pouvoir qu’ils ont de décider la cause.
L’ÉDILE. – Je le leur ferai savoir.
BRUTUS. – Et dès qu’ils auront commencé leurs clameurs, qu’ils ne cessent plus, jusqu’à ce que le bruit confus de leurs voix presse l’exécution de la sentence que les circonstances nous auront fait décréter.
L’ÉDILE. – Fort bien!
SICINIUS. – Disposez-les à être bien déterminés, et prêts à nous soutenir dès que nous aurons lâché le mot.
BRUTUS. – Allez et veillez à tout cela. (L’édile sort. – À Sicinius.) Commencez par irriter sa colère: il est accoutumé à l’emporter partout, et à faire triompher son opinion sans contradiction. Une fois qu’il est courroucé, rien ne peut le ramener à la modération: alors il exhale tout ce qui est dans son cœur; et ce qui est dans son cœur est de concert avec nous pour opérer sa ruine.
(Coriolan arrive, accompagné de Ménénius, de Cominius et d’autres sénateurs.)
SICINIUS. – Bon! le voici qui vient.
MÉNÉNIUS, à Coriolan. – De la modération, je vous en conjure.
CORIOLAN. – Oui, comme un hôtelier, qui, pour la plus vile pièce d’argent, se laissera traiter de fripon tant qu’on voudra. – Que les respectables dieux conservent Rome en sûreté; qu’ils placent sur les sièges de la justice des hommes de bien; qu’ils entretiennent l’amour parmi nous; qu’ils remplissent nos vastes temples des spectacles pompeux de la paix, et non pas nos rues des horreurs de la guerre.
PREMIER SÉNATEUR. – Ainsi soit-il!
MÉNÉNIUS. – Noble souhait!
(L’édile parait, suivi des plébéiens.)
SICINIUS. – Peuple, avancez, approchez.
L’ÉDILE. – Prêtez l’oreille à la voix de vos tribuns: écoutez-les; silence! vous dis-je.
CORIOLAN. – Laissez-moi parler le premier.
LES DEUX TRIBUNS. – Eh bien! soit, parlez: holà! silence!
CORIOLAN. – Est-il bien sûr qu’après ceci, je ne serai plus accusé? Tout se terminera-t-il ici?
SICINIUS. – Je vous demande, moi, si vous vous soumettez aux suffrages du peuple, si vous reconnaissez ses officiers, et si vous consentez à subir une légitime censure, pour toutes les fautes dont vous serez reconnu coupable.
CORIOLAN. – J’y consens.
MÉNÉNIUS. – Voyez, citoyens; il dit qu’il consent. Considérez quels services militaires il a rendus; souvenez-vous des blessures dont son corps est couvert, comme un cimetière hérissé de tombeaux.
CORIOLAN. – Quelques égratignures de buissons, quelques cicatrices pour rire.
MÉNÉNIUS. – Souvenez-vous encore, que s’il ne parle pas comme un habitant des cités, il se montre à vous comme un soldat. Ne prenez pas pour de la méchanceté la rudesse de son langage: elle convient à un soldat, mais il ne vous veut aucun mal.
COMINIUS. – Fort bien! fort bien! en voilà assez.
CORIOLAN. – Quelle est la raison pour laquelle, quand je suis nommé consul par tous les suffrages, on me fait l’affront de m’ôter le consulat l’heure d’après?
SICINIUS. – Répondez-nous.
CORIOLAN. – Parlez donc: oui, vous avez raison, je dois vous répondre.
SICINIUS. – Nous vous accusons d’avoir travaillé sourdement à dépouiller Rome de toutes ses magistratures établies, et d’avoir marché par des voies détournées à la tyrannie; en quoi vous êtes un traître au peuple.
CORIOLAN. – Comment! moi, traître?
MÉNÉNIUS. – Allons! de la modération; votre promesse…
CORIOLAN. – Que les flammes des gouffres les plus profonds de l’enfer enveloppent le peuple! M’appeler traître au peuple! Toi, insolent tribun, quand tes yeux, tes mains et ta langue pourraient lancer à la fois contre moi chacun dix mille traits, dix mille morts, je te dirais que tu mens, oui, en face, et d’une voix aussi libre, aussi sincère que lorsque je prie les dieux.
SICINIUS. – Peuple, l’entendez-vous?
TOUT LE PEUPLE. – À la roche Tarpéienne! À la roche Tarpéienne!
SICINIUS – Silence. – Nous n’avons pas besoin d’intenter contre lui d’autres accusations: ce que vous lui avez vu faire et entendu dire, son insolence à frapper vos magistrats, à vous charger d’imprécations, à résister à vos lois par la violence, et à braver ici même l’assemblée, dont la respectable autorité doit juger son procès; tous ces attentats sont d’un genre si criminel, si capital, qu’ils méritent le dernier supplice.