CORIOLAN. – Prépare toi à froncer le sourcil. Me devines-tu à présent?
AUFIDIUS. – Non, je ne te connais point: nomme-toi.
CORIOLAN. – Mon nom est Caïus Marcius, qui t’a fait tant de mal à toi et à tous les Volsques. C’est ce qu’atteste mon surnom de Coriolan. Mes pénibles services, mes dangers extrêmes, et tout le sang que j’ai versé pour mon ingrate patrie, n’ont reçu pour salaire que ce surnom. Ce gage de la haine et du ressentiment que tu dois nourrir contre moi, ce surnom seul m’est demeuré. L’envie a dévoré tout le reste; l’envie et la cruauté d’une vile populace, tolérée par nos nobles sans courage; ils m’ont tous abandonné, et ils ont souffert que des voix d’esclaves me bannissent de Rome. C’est cette extrémité qui me conduit aujourd’hui dans tes foyers, non pas dans l’espérance (ne va pas t’y méprendre) de sauver ma vie: car, si je craignais la mort, tu es celui de tous les hommes de l’univers que j’aurais le plus évité. Si tu me vois ici devant toi, c’est que, dans mon dépit, je veux m’acquitter envers ceux qui m’ont banni. Si donc tu portes un cœur qui respire la vengeance des affronts que tu as reçus, si tu veux fermer les plaies de ta patrie, et effacer les traces de honte qui l’ont défigurée, hâte-toi de m’employer et de faire servir ma disgrâce à ton avantage: mets ma misère à profit, et que les actes de ma vengeance deviennent des services utiles pour toi; car je combattrai contre ma patrie corrompue, avec toute la rage des derniers démons de l’enfer. Mais si tu n’oses plus rien entreprendre, et que tu sois dégoûté de tenter de nouveaux hasards, alors, je te le dis en un mot, moi-même je suis dégoûté de vivre, et je viens offrir ma tête à ton glaive et à ta haine. M’épargner serait en toi démence; moi, dont la haine t’a toujours poursuivi sans relâche; moi, qui ai fait couler du sein de ta patrie des tonnes de sang; je ne peux plus vivre qu’à ta honte, ou pour te servir.
AUFIDIUS. – Ô Marcius! Marcius! chaque mot que tu viens de prononcer a arraché de mon cœur une racine de ma vieille inimitié. Oui, quand Jupiter, ouvrant ce nuage qui voile les cieux, m’apparaîtrait et me révélerait les mystères des dieux, en ajoutant: «Je te dis la vérité;» je le ne croirais pas avec plus de confiance que je n’en ai en toi, brave et magnanime Marcius! Ô laisse-moi entourer de mes bras ce corps, contre lequel mon javelot s’est tant de fois brisé en effrayant la lune par ses éclats. J’embrasse l’enclume de mon épée. Mon amitié généreuse le dispute à la tienne avec plus d’ardeur que je n’en ai jamais ressenti dans la lutte ambitieuse de ma force contre la tienne. Sache que j’aimais passionnément la fille que j’ai épousée; jamais amant ne poussa des soupirs plus sincères: eh bien! la joie de te voir ici, noble mortel, fait éprouver à mon cœur de plus violents transports que ne m’en inspira la vue de ma maîtresse franchissant pour la première fois le seuil de ma porte, le jour de mes noces. Dieu de la guerre, je t’annonce que nous avons une armée sur pied, et que j’étais décidé à tenter encore de t’arracher ton bouclier, ou à y perdre mon bras. Tu m’as battu douze fois; et depuis, chaque nuit, je n’ai rêvé que combats corps à corps entre toi et moi. Nous avons lutté dans mon sommeil, cherchant à nous enlever nos casques, et nous saisissant l’un l’autre à la gorge; et je m’éveillais à moitié mort, épuisé par un vain songe. – Vaillant Marcius, quand nous n’aurions d’autre sujet de querelle avec Rome que l’injustice de t’avoir banni, nous ferions marcher tous les Volsques, depuis l’âge de douze ans jusqu’à celui de soixante-dix; et nous porterions la guerre, comme un torrent débordé, jusque dans les entrailles de cette ville ingrate. Oh! viens, entre, et serre la main de nos sénateurs: tu trouveras en eux des amis; ils sont ici à prendre congé de moi. J’étais prêt à marcher, non pas encore contre Rome même, mais contre son territoire.
CORIOLAN. – Dieux! vous me rendez heureux.
AUFIDIUS. – Ainsi, toi le plus absolu des hommes, si tu veux te charger toi-même de diriger tes vengeances, prends la moitié du commandement: tu connais le fort et le faible de ton pays; nul ne le saurait faire comme toi. Tu décideras toi-même s’il faut aller frapper droit aux portes de Rome, ou l’ébranler dans les parties les plus éloignées, s’il faut l’épouvanter avant de la détruire. Mais entre: permets que je te présente à des hommes qui seront en tout dociles à tes vues. Mille et mille fois le bienvenu! Je suis plus ton ami que je n’ai jamais été ton ennemi; et, Marcius, c’est dire beaucoup. – Ta main: sois le bienvenu!
(Ils sortent.)
(Entrent les deux premiers esclaves.)
PREMIER ESCLAVE. – Il s’est fait ici un étrange changement.
SECOND ESCLAVE. – Sur ma foi, j’ai failli le frapper: mais certain pressentiment m’arrêtait et me disait que ses habits n’accusaient pas la vérité.
PREMIER ESCLAVE. – Quel bras il a! Du bout du doigt il m’a fait tourner comme un sabot.
SECOND ESCLAVE. – Moi, j’ai bien vu à son air qu’il y avait en lui quelque chose…Il avait dans la figure un je ne sais quoi…je ne trouve pas de mot pour exprimer mon idée.
PREMIER ESCLAVE. – Oui, tu as raison: un regard… Que je sois perdu si je n’ai pas vu, à sa mine, qu’il était plus qu’il ne paraissait.
SECOND ESCLAVE. – Et moi aussi, je le jure. C’est tout uniment l’homme du monde le plus extraordinaire.
PREMIER ESCLAVE. – Je le crois: mais tu connais un plus grand guerrier que lui.
SECOND ESCLAVE. – Qui? mon maître?
PREMIER ESCLAVE. – Oui: mais il n’est point question de cela.
SECOND ESCLAVE. – Je crois que celui-ci en vaut six comme lui.
PREMIER ESCLAVE. – Oh! non, pas tant; mais je le regarde comme un plus grand guerrier.
SECOND ESCLAVE. – Cependant, pour la défense d’une ville, notre général est excellent.
PREMIER ESCLAVE. – Oui, et pour un assaut aussi.
(Rentre le troisième esclave.)
TROISIÈME ESCLAVE. – Ho! ho! camarades; je puis vous dire des nouvelles, de grandes nouvelles, scélérats!
TOUS DEUX ENSEMBLE. – Quelles nouvelles? quelles nouvelles? Fais-nous-en part.
TROISIÈME ESCLAVE. – Si j’avais à choisir, je ne voudrais pas être Romain: oui, j’aimerais autant être un criminel condamné.
TOUS DEUX. – Pourquoi donc? pourquoi?
TROISIÈME ESCLAVE. – C’est que celui qui avait coutume de frotter notre général, Caïus Marcius, est ici.
PREMIER ESCLAVE. – Tu dis frotter notre général?
TROISIÈME ESCLAVE. – Eh bien! peut-être pas le frotter, mais tout au moins lui tenir tête.
SECOND ESCLAVE. – Allons, nous sommes camarades et amis: disons la vérité; il était trop fort pour lui. Je le lui ai entendu avouer à lui-même.
PREMIER ESCLAVE. – À dire vrai, oui, il était trop fort pour lui. Devant Corioles, il vous le hacha comme une carbonnade.
SECOND ESCLAVE. – Oui, ma foi; et s’il avait été anthropophage, il vous l’aurait grillé et mangé.
PREMIER ESCLAVE. – Mais voyons la suite de tes nouvelles.
TROISIÈME ESCLAVE. – Eh bien! on le traite ici comme s’il était le fils et l’héritier du dieu Mars. Il est placé à table sur le siège d’honneur; pas un de nos sénateurs qui osât lui faire une question; tous sont restés ébahis devant lui. Notre général lui-même le caresse comme une maîtresse, croit consacrer sa main en le touchant, et fait l’œil à tous ses discours. Mais l’important de la nouvelle, c’est que notre général est coupé en deux: oui, il n’est plus aujourd’hui que la moitié de ce qu’il était hier; car cet autre a la moitié du commandement, à la prière et de l’aveu de toute l’assemblée. Il ira, dit-il, vous tirer l’oreille aux gardiens des portes de Rome; il balayera tout et laissera son passage libre et clair derrière lui.