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– Ne voyez-vous pas que vous êtes l'élu? Un être aussi janséniste que moi n'accepterait pas d'être tué par quelqu'un dont il n'aurait pas violé et assassiné la femme.

– Qui espérez-vous convaincre avec un argument aussi tordu?

– Vous êtes tellement lâche! Vous essayez de vous persuader que je ne suis pas l'assassin afin de ne pas avoir à me tuer!

– Je regrette. Aussi longtemps que vous n'aurez pas une vraie preuve matérielle de votre acte, je n'aurai aucune raison de vous croire.

– Je sais où vous voulez en venir! Vous espérez qu'il existe une preuve matérielle qui vous servira d'argument pour me dénoncer à la police. Car, sans cette preuve, vous n'avez rien contre moi. Désolé, pauvre lâche, il n'y a aucune pièce à conviction. Avec la police, ce serait votre parole contre la mienne. Justice sera rendue par vos mains ou alors ne sera pas rendue: mettez-vous ça dans le crâne une fois pour toutes.

– Il n'y a rien de juste à se venger d'un fou qui se prétend assassin. Vous affirmiez aussi avoir tué votre petit camarade de classe, quand vous vous étiez contenté d'avoir prié contre lui; je vois le genre de meurtrier que vous êtes.

– Et l'arme du crime, vous continuez à penser que c'est l'assassin qui me l'a fourguée? Pourquoi vous obstinez-vous à croire des choses aussi tordues quand la vérité est si simple?

– Je suis à l'aéroport, j'apprends que mon avion est retardé. Un type s'assied à côté de moi et commence à me baratiner. Après des confidences assommantes, il me révèle, au détour d'une phrase, qu'il a violé ma femme il y a vingt ans et qu'il l'a tuée il y a dix ans. Et vous trouveriez naturel que je gobe ça?

– En effet. C'est que votre version est très inexacte.

– Ah?

– Quand avez-vous appris que vous partiez en voyage d'affaires à Barcelone ce 24 mars?

– Ça ne vous regarde pas.

– Vous ne voulez pas le dire? Je le dirai donc. Il y a deux mois, votre chef a reçu un coup de téléphone de Barcelone, lui parlant de nombreux marchés intéressants et d'une assemblée générale le 24 mars. Vous vous doutez de l'identité de ce Catalan, aussi catalan que vous et moi, et qui appelait de chez lui, à Paris.

– Le nom de mon chef?

– Jean-Pascal Meunier. Vous ne me croyez toujours pas?

– Tout ce que ça prouve, c'est que vous êtes un emmerdeur. Ça, je le savais déjà.

– Un emmerdeur efficace, non?

– Disons plutôt un emmerdeur bien renseigné.

– Efficace, je maintiens: n'oubliez pas le coup du retard d'avion.

– Quoi? Ça aussi, c'est vous?

– Benêt, c'est maintenant que vous le comprenez?

– Comment avez-vous fait?

– Comme avec votre chef: un coup de téléphone. D'une cabine de l'aéroport, j'ai appelé pour dire qu'une bombe était dissimulée dans l'appareil. C'est fou ce que l'on peut nuire, de nos jours, avec un bête coup de fil!

– Vous savez que je pourrais vous dénoncer à la police pour ça?

– Je sais. A supposer que vous les en persuadiez, j'en serais quitte pour une très grosse amende.

– Une énorme amende, monsieur.

– Et ça suffirait à vous venger du viol et du meurtre de votre femme, que je m'en tire avec du fric?

– Vous avez tout prévu, espèce d'ordure.

– Je suis content de vous voir revenir à de meilleurs sentiments.

– Attendez. Ça vous sert à quoi, ce retard d'avion?

– Et si vous réfléchissiez, pour une fois? Vous voyez bien que cet échange ne pouvait avoir lieu que dans la salle d'attente d'un aéroport. Il fallait un endroit où je puisse vous coincer. Vous deviez prendre cet avion, vous ne pouviez pas vous permettre de partir!

– Maintenant, je sais que c'est du bidon, donc je peux partir.

– A présent, vous pouvez savoir que c'est du bidon. Mais vous ne pouvez pas laisser filer celui qui a détruit votre vie.

– Et pourquoi avez-vous mis tant de temps à me le dire? Pourquoi vous êtes-vous embarqué dans vos histoires de pâtée pour chats, au lieu d'arriver et de déclarer d'entrée de jeu: «Je suis l'assassin de votre femme»?

– Ça ne se fait pas. Je suis quelqu'un d'extrêmement formaliste. J'agis en fonction d'une cosmétique rigoureuse et janséniste.

– Qu'est-ce que les produits de beauté viennent faire là-dedans?

– La cosmétique, ignare, est la science de l'ordre universel, la morale suprême qui détermine le monde. Ce n'est pas ma faute si les esthéticiennes ont récupéré ce mot admirable. Il eût été anticosmétique de débarquer en vous révélant d'emblée votre élection. Il fallait vous la faire éprouver par un vertige sacré.

– Dites plutôt qu'il fallait m'emmerder à fond!

– Ce n'est pas faux. Pour convaincre un élu de sa mission, il faut en passer par ses nerfs. Il faut mettre les nerfs de l'autre à vif, afin qu'il réagisse vraiment, avec sa rage, et non avec son cerveau. Je vous trouve d'ailleurs encore beaucoup trop cérébral. C'est à votre peau que je m'adresse, comprenez-vous.

– Pas de chance pour vous: je ne suis pas aussi manipulable que vous l'espériez.

– Vous croyez encore que je cherche à vous manipuler, quand je vous montre ce que serait votre voie naturelle, votre destin cosmétique. Moi, voyez-vous, je suis un coupable. Tous les criminels n'ont pas un sentiment de culpabilité mais, quand ils l'ont, ils ne pensent plus qu'à ça. Le coupable va vers son châtiment comme l'eau vers la mer, comme l'offensé vers sa vengeance. Si vous ne vous vengez pas, Jérôme Angust, vous resterez quelqu'un d'inaccompli, vous n'aurez pas endossé votre élection, vous ne serez pas allé à la rencontre de votre destin.

– A vous écouter, on croirait que vous vous êtes conduit comme ça dans le seul but d'être châtié un jour.

– Il y a de cela.

– C'est débile.

– On a les criminels qu'on mérite.

– Vous ne pourriez pas être l’une de ces brutes sans conscience, qui tuent sans éprouver le besoin de venir s'expliquer et se justifier ensuite pendant des heures?

– Vous auriez préféré que votre femme ait été violée et assassinée par un bulldozer de ce genre?

– J'aurais préféré qu'elle ne soit ni violée ni assassinée. Mais tant qu'à faire, oui, j'aurais préféré une vraie brute à un taré de votre espèce.

– Je vous le répète, cher Jérôme Angust, on a les criminels qu'on mérite.

– Comme si ma femme avait mérité ça! C'est odieux, ce que vous dites!

– Pas votre femme: vous!

– C'est encore plus odieux! Pourquoi s'en est-on pris à elle plutôt qu'à moi, alors?

– Votre «on» m'amuse beaucoup.

– Ça vous amuse? C'est le comble! Pourquoi souriez-vous comme un crétin, d'ailleurs? Vous trouvez qu'il y a de quoi rire?

– Allons, calmez-vous.

– Vous trouvez qu'il y a de quoi être calme? Je ne peux plus vous supporter!

– Tuez-moi donc. Vous m'emmenez aux toilettes, vous me fracassez le crâne contre un mur et on n'en parle plus.

– Je ne vous ferai pas ce plaisir. Je vais chercher la police, monsieur. Je suis sûr qu'on décèlera un moyen de vous coincer. Les analyses d'ADN n'étaient pas en application il y a dix ans mais elles le sont aujourd'hui. Je suis sûr que vous avez laissé un cheveu ou un cil sur les lieux du crime. Cela suffira.

– Bonne idée. Allez chercher la police. Vous croyez que je serai là à votre retour?

– Vous m'accompagnerez.

– Vous vous imaginez que j'ai envie de vous accompagner?

– Je vous l'ordonne.

– Amusant. Quel moyen de pression avez-vous sur moi?

Le sort voulut que deux policiers passent par là à cet instant. Jérôme se mit à hurler: «Police! Police!» Les deux hommes l'entendirent et accoururent, ainsi que de nombreux badauds de l'aéroport.

– Messieurs, arrêtez cet homme, dit Angust, en montrant Texel assis à côté de lui.

– Quel homme? demanda l'un des policiers.