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– Pourquoi avez-vous tué Isabelle?

– C'est drôle. Tout à l'heure, tu ne voulais pas croire que j'étais l'assassin. Depuis que je t'ai refilé la patate chaude de la culpabilité, tu me crois sans aucune peine, tu me demandes même pourquoi j'ai tué ta femme. A présent, tu serais prêt à n'importe quoi, pourvu que l'on te persuade de ton innocence.

– Répondez: pourquoi avez-vous tué Isabelle?

– Je ne réponds pas aux questions mal posées. Il fallait me demander: «Pourquoi ai-je tué ma femme?»

– Cette question-là n'a pas lieu.

– Tu ne crois toujours pas que je suis toi?

– Je ne le croirai jamais. Etrange, cette religion du moi. «Je suis moi, rien que moi, rien d'autre que moi. Je suis moi, donc je ne suis pas la chaise sur laquelle je m'assieds, je ne suis pas l'arbre que je regarde. Je suis bien distinct du reste du monde, je suis limité aux frontières de mon corps et de mon esprit. Je suis moi, donc je ne suis pas ce monsieur qui passe, surtout si le monsieur se trouve être le meurtrier de ma femme.» Singulier credo.

– Singulier, oui, à la lettre.

– Je me demande ce que les gens de ton espèce font de la pensée. Cela doit te perturber, ce flux mental qui va où il veut, qui peut entrer dans la peau de chacun. Pourtant, c'est bien de ton petit moi que vient cette pensée. C'est inquiétant, ça menace tes cloisons. Heureusement, la plupart des gens ont trouvé le remède: ils ne pensent pas. Pourquoi penseraient-ils? Ils laissent penser ceux dont ils considèrent que c'est le métier: les philosophes, les poètes. C'est d'autant plus pratique qu'on ne doit pas tenir compte de leurs conclusions. Ainsi, un magnifique philosophe d'il y a trois siècles peut bien dire que le moi est haïssable, un superbe poète du siècle dernier déclarer que je est un autre: c'est joli, ça sert à converser dans les salons, sans que cela affecte le moins du monde notre réconfortante certitude – je suis moi, tu es toi et chacun reste chez soi.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que vous avez la langue bien pendue.

– Voilà ce qui arrive, quand on muselle son ennemi intérieur trop longtemps: quand il parvient enfin à tenir le crachoir, il ne le lâche plus.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que tout à l'heure, quand je bouchais mes oreilles, je ne vous entendais plus.

– Dans le genre, tu as fait beaucoup mieux: tu ne m'as pas entendu pendant des dizaines d'années, sans même te boucher les oreilles.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que je ne connais rien au jansénisme ni à ce genre de choses. Vous êtes beaucoup plus lettré que moi.

– Non: je suis la partie de toi qui n'oublie rien. C'est l'unique différence. Si les gens avaient de la mémoire, ils s'entendraient parler de sujets auxquels ils croyaient ne rien connaître.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que je déteste le beurre de cacahouètes.

Textor éclata de rire.

– Alors, ça, mon vieux, comme preuve, c'est édifiant!

– Il n'empêche que c'est vrai: j'ai horreur de ça. Qu'est-ce que vous en dites? Vous êtes bien embêté, hein?

– Je vais t'apprendre une chose: la partie de toi qui prétend détester le beurre de cacahouètes est la même qui salive devant les hot dogs du boulevard de Ménilmontant sans jamais oser s'en acheter.

– Qu'est-ce que vous me chantez là?

– Quand on est un monsieur qui va à des déjeuners d'affaires où on lui sert du turbot aux petits légumes et autres bouches-en-cul-de-poulage, on affecte d'ignorer qu'il y a en soi un rustre qui rêve de bouffer des horreurs dont il dit le plus grand mal, comme le beurre de cacahouètes et les hot dogs du boulevard de Ménilmontant. Tu y allais souvent, au cimetière du Père-Lachaise, avec ta femme. Elle aimait tant voir les si beaux arbres nourris par les morts et les tombes des jeunes filles aimées. Toi, tu étais beaucoup plus ému par l'odeur des saucisses qui cuisaient en face. Bien entendu, tu serais rentré sous terre plutôt que de te l'avouer. Mais moi, je suis la partie de toi qui ne se refuse rien de ce dont elle a vraiment envie.

– Quel délire!

– Tu as tort de nier. Pour une fois que tu caches quelque chose de sympathique.

– Je ne cache rien, monsieur. Tu l'aimais, Isabelle?

– Je l'aime toujours comme un fou.

– Et tu laisserais à un autre que toi le privilège de l'avoir tuée?

– Ce n'est pas un privilège.

– Si. Celui qui l'a tuée, c'est forcément celui qui l'aimait le plus!

– Non! C'est celui qui l'aimait mal!

– Mal mais plus.

– Personne ne l'aimait plus que moi.

– C'est bien ce que je te dis.

– Laissez-moi deviner. Vous êtes un maniaque sadique qui a un dossier sur chaque veuf dont la femme est morte assassinée. Votre passion, c'est de poursuivre le malheureux pour le convaincre de sa culpabilité, comme s'il ne souffrait pas assez.

– Ce serait de l'amateurisme, voyons, Jérôme. Pour bien torturer, il faut se limiter à une seule victime, un seul élu.

– Vous convenez, au moins, que vous n'êtes pas moi.

– Je n'ai jamais dit ça. Je suis la partie de toi qui te détruit. Tout ce qui grandit accroît sa capacité d'autodémolition. Je suis cette capacité.

– Vous me fatiguez.

– Bouche-toi les oreilles.

Angust s'exécuta.

– Tu as remarqué? Ça ne marche plus, cette fois-ci.

Jérôme se les boucha plus fort.

– Ne t'obstine pas. Au passage, si tu te bouches les oreilles comme ça, tu ne tiendras pas longtemps. Je te l'ai déjà dit: pourquoi gardes-tu tes bras en l'air? On croirait qu'on te menace d'un revolver. Il faut se boucher les oreilles par le bas, les coudes contre la poitrine: on peut rester très longtemps dans cette position. Ah, si tu avais su cela tout à l'heure! Je me demande, aussi, comment tu pouvais l'ignorer, mais cela n'a plus d'importance.

Angust baissa les bras, dégoûté.

– Tu vois bien que tu es moi. Cette voix que tu entends parle à l'intérieur de ta tête. Il t'est absolument impossible de fuir mon discours.

– J'ai vécu des dizaines d'années sans vous entendre. Je trouverai un moyen de vous museler.

– Tu ne le trouveras pas. C'est irréversible. Que faisais-tu, le vendredi 24 mars 1989, vers dix-sept heures? Oui, je sais, la police t'a déjà posé cette question.

– Elle en avait le droit, elle.

– Avec toi, j'ai tous les droits.

– Si vous savez que la police me l'a déjà demandé, vous connaissez aussi la réponse.

– Oui, tu étais au travail. Il fallait vraiment que les flics aient confiance en toi pour accepter un alibi aussi faible. Pauvre mari effondré, détruit, incrédule.

– Vous me ferez avaler tout ce que vous voulez, mais pas que j'ai tué Isabelle.

– Tu manques singulièrement d'orgueil. On te propose deux rôles: celui de la victime innocente et celui de l'assassin, et toi, tu choisis de n'y être pour rien.

– Je ne choisis rien. Je me conforme à la réalité.

– La réalité? Cette blague! Oserais-tu m'affirmer, les yeux dans les yeux, que tu te rappelles avoir passé cet après-midi au bureau?

– Oui, je m'en souviens!

– Ton cas est encore plus grave que je ne le pensais.

– Et vous, que devrais-je penser de vous? Vous changez de version comme de chemise! Ce long dialogue que vous prétendiez avoir eu avec Isabelle, c'était quoi?

– Tu as eu bien d'autres conversations fictives avec elle. Quand on aime, on parle dans sa tête à l'être aimé.

– Et ce passé que vous m'avez raconté, vos parents morts, le meurtre mental de votre petit camarade, la nourriture pour chats, c'était quoi?