Выбрать главу

– Tu serais prêt à inventer n'importe quoi pour te persuader que je suis un autre.

– C'est trop facile. Vous pouvez avoir réponse à toutes les invraisemblances, avec un pareil argument.

– Normal. Je suis ta partie diabolique. Le diable a réponse à tout.

– Ce n'est pas pour autant qu'il convainc. A propos, le voyage à Barcelone, c'était vous?

– Non, non. Pas plus que le retard. Je n'ai téléphoné ni à ton chef ni à l'aéroport.

– Pourquoi ces mensonges tout à l'heure?

– Pour te faire craquer. Si tu m'avais tué à ce moment-là, j'aurais pu t'épargner ces pénibles révélations.

– Pourquoi l'aéroport?

– Le retard d'avion. L'attente forcée pour une durée indéterminée: enfin un moment où tu étais vraiment disponible. Les gens de ton espèce ne deviennent vulnérables que dans l'imprévu et le vide. Cela, plus la conjonction de la date d'aujourd'hui, ce dixième anniversaire qui a effleuré ton inconscient ce matin: tu étais mûr pour ouvrir les yeux. A présent, le virus est dans ton ordinateur mental. Il est trop tard. C'est pourquoi tu m'entends même quand tu as les oreilles bouchées.

– Racontez-moi donc ce qui s'est passé!

– Que tu es pressé, maintenant!

– Si j'ai assassiné Isabelle, j'aimerais au moins savoir pourquoi.

– Parce que tu l'aimais. Chacun tue ce qu'il aime.

– Alors quoi, je suis rentré chez moi et j'ai poignardé le ventre de ma femme à plusieurs reprises, comme ça, sans raison?

– Sans autre raison que l'amour qui mène tout à sa perte.

– Ce sont là de belles phrases mais elles n'ont aucun sens pour moi.

– Elles en ont pour moi qui suis en toi. Il ne faut pas se voiler la face: même le plus amoureux des hommes surtout le plus amoureux des hommes – désire, un jour ou l'autre, ne serait-ce que l'espace d'un instant, tuer sa femme. Cet instant, c'est moi. La plupart des gens parviennent à escamoter cet aspect de leur être souterrain, au point de croire qu'il n'existe pas. Toi, c'est encore plus spéciaclass="underline" l'assassin que tu abrites, tu ne l'as jamais rencontré. Pas plus que tu n'as rencontré le mangeur de hot dogs clandestin ou celui qui rêve de viols, la nuit, dans les cimetières. Aujourd'hui, par accident mental, tu te retrouves nez à nez avec lui. Ta première attitude consiste à ne pas le croire.

– Vous n'avez aucune preuve matérielle de ce que vous avancez. Pourquoi vous croirais-je sur parole?

– Les preuves matérielles sont une chose si grossière et si bête qu'elles devraient infirmer les convictions au lieu de les consolider. En revanche, que dis-tu de ceci? Le vendredi 24 mars 1989, vers dix-sept heures, tu es arrivé chez toi à l'improviste. Isabelle n'en a pas été autrement surprise mais elle t'a trouvé bizarre. Et pour cause: c'est la première fois qu'elle rencontrait Textor Texel. C'était toi et ce n'était pas toi. Toi, tu plais aux femmes; moi pas. Tu as déplu à Isabelle ce jour-là, sans qu'elle sache pourquoi. Tu ne parlais pas, tu te contentais de la regarder avec ces yeux d'obsédé pervers qui sont les miens. Tu l'as prise dans tes bras: elle s'est dégagée de ton étreinte avec un air de dégoût. Tu as recommencé. Elle s'est éloignée pour te signifier son refus. Elle s'est assise dans le canapé et ne t'a plus regardé. Tu n'as pas supporté qu'elle ne veuille pas avoir affaire à Textor Texel. Tu es allé à la cuisine et tu as pris le plus grand des couteaux. Tu t'es approché d'elle, elle ne s'est pas méfiée. Tu l'as poignardée à plusieurs reprises. Aucune parole ne fut échangée.

Silence.

– Je ne me souviens pas, dit Jérôme avec obstination.

– La belle affaire! Moi, je me souviens.

– Tout à l'heure, vous m'avez raconté une version complètement différente. A quand la troisième, la quatrième?

– Je t'avais raconté la version de Textor Texel, qui n'est pas contradictoire avec celle de Jérôme Angust. Ta femme t'a détesté, ce jour-là, parce qu'elle a deviné en toi le monstre se pourléchant de rêves de viol. Ta version est silencieuse, la mienne sous-titre ce mutisme du dialogue mental que Textor Texel a eu avec Isabelle. Dans ma version, j'évoquais Adam et Eve. Ça tombe bien: dans la Genèse aussi, il y a deux versions de leur histoire. Le narrateur vient à peine de finir le récit de la chute qu'il le raconte à nouveau, d'une autre manière. A croire qu'il y prend plaisir.

– Moi pas.

– Tant pis pour toi. Après le meurtre, tu as emporté le couteau et tu es reparti au bureau. Là, tu es redevenu calmement Jérôme Angust. Tout était à sa place. Tu étais heureux.

– C'était la dernière fois de ma vie que j'étais heureux.

– Vers vingt heures, tu es retourné chez toi, comme un type content d'être en week-end.

– J'ai ouvert la porte et j'ai découvert le spectacle.

– Spectacle que tu avais déjà vu: tu en étais l'auteur.

– J'ai hurlé d'horreur et de désespoir. Les voisins sont arrivés. Ils ont appelé la police. Quand elle m'a interrogé, j'étais sonné, abruti. On n'a jamais retrouvé le coupable.

– Quand je te disais que tu avais commis le crime parfait!

– Le crime le plus infect qui soit,oui.

– Ne te flatte pas. Tu es drôle. Ce col-blanc à qui l'on vient d'apprendre qu'il a tué sa femme et qui se prend pour un être abject: c'est la folie des grandeurs. Tu n'es qu'un amateur, ne l'oublie pas.

– Vous, que vous soyez moi ou non, je vous hais!

– Tu as encore un doute? Prends ton portable, appelle ta secrétaire.

– Pour lui dire quoi?

– Obéis-moi.

– Je veux savoir!

– Si tu continues, c'est moi qui l'appelle.

Angust sortit son portable et composa un numéro.

– Catherine? C'est Jérôme. Je ne vous dérange pas?

– Dis-lui d'aller regarder sous la liasse de paperasse, dans le dernier tiroir en bas à gauche de ton bureau.

– Pourriez-vous me rendre un service? Regardez sous la pile de paperasse, dans le dernier tiroir en bas à gauche de mon bureau. Merci. J'attends, je reste en ligne.

– A ton avis, que va-t-elle y trouver, cette chère Catherine?

– Aucune idée. Je n'ai plus ouvert ce tiroir depuis… Allô, oui, Catherine? Ah. Merci. Je l'avais perdu depuis quelque temps. désolé de vous avoir dérangée. A bientôt.

Angust coupa la communication. Il était livide.

– Eh oui, sourit Textor, Le couteau. Il est au fond de ce tiroir depuis dix ans. Bravo, tu as été impeccable. Aucune émotion dans ta voix. Catherine n'y a vu que du feu.

– Ça ne prouve rien. C'est vous qui avez mis ce couteau à cet endroit!

– Oui, c'est moi.

– Ah! Vous avouez!

– J'ai avoué depuis longtemps.

– Vous aurez profité d'une absence de Catherine et vous vous serez glissé dans mon bureau…

– Arrête. Je suis toi. Je n'ai pas besoin de me dissimuler pour aller dans ton bureau.

Angust prit sa tête dans ses mains.

– Si vous êtes moi, pourquoi n'ai-je aucun souvenir de ce que vous racontez?

– Il n'est pas nécessaire que tu t'en souviennes. Je me rappelle ton crime à ta place.

– En ai-je commis d'autres?

– Ça ne te suffit pas?

– J'aimerais que vous ne me cachiez plus rien.

– Rassure-toi. Dans ta vie, tu n'as aimé qu'Isabelle. Tu n'as donc tué qu'elle. Tu l'avais découverte dans un cimetière, tu l'as restituée au lieu de votre rencontre.

– Je ne parviens pas à vous croire. J'aimais Isabelle à un point que vous n'imaginez pas.

– Je sais. Je l'aimais du même amour. Si tu ne parviens pas à me croire, n'oublie pas, mon cher Jérôme, qu'il existe un moyen ultime et infaillible de vérifier mes dires.

– Ah?

– Tu ne vois pas?

– Non.

– C'est pourtant une chose que je te demande depuis pas mal de temps.

– Vous tuer?

– Oui. Si tu es toujours en vie après m'avoir tué, tu sauras alors que tu étais innocent du meurtre de ta femme.