– Je ne suis pas de cet avis. Peu importe. J'en reviens à mon histoire. J'ai fini par cesser d'aller au cimetière de Montmartre, comprenant que c'était le dernier endroit où cette fille voulait aller. Ce fut pour moi le début d'une longue errance à travers Paris, à la recherche de celle qui m'obsédait de plus en plus. Je sillonnais la ville avec méthode, arrondissement par arrondissement, quartier par quartier, rue par rue, station de métro par station de métro.
– L'aiguille dans la botte de foin.
– Les années ont passé. Je vivotais toujours de mon héritage. A part le loyer et la nourriture, je n'avais aucune dépense. Je n'avais besoin d'aucun divertissement; quand je ne dormais pas, je n'avais d'autre activité que marcher dans Paris.
– La police ne vous a pas inquiété?
– Non. La victime n'avait pas porté plainte, je pense.
– Quelle erreur de sa part!
– Et quel paradoxe: ce n'était pas le criminel qui était recherché, mais la victime.
– Pourquoi la recherchiez-vous?
– Par amour.
– Quand on voit ce que certaines personnes appellent amour, on a envie de vomir.
– Attention: si vous vous aventurez sur ce registre, vous allez avoir droit à une dissertation sur l'amour.
– Non, par pitié.
– C'est bon pour cette fois. II y a dix ans, soit dix années après le viol, je me baladais dans le XXe arrondissement, en mangeant un hot dog de derrière les fagots - – et que vois-je, boulevard de Ménilmontant? Elle! Elle, à n'en pas douter. Je l'aurais reconnue entre quatre milliards de femmes. La brutalité sexuelle, ça crée des liens. Dix années n'avaient réussi qu'à la rendre encore plus belle, fine, déchirante. Je me mis à la courser. Dira-t-on assez la mauvaise fortune qui consiste à être en train de bouffer une saucisse chaude pleine de moutarde le jour où, après dix années de traversée du désert, on retrouve sa bien-aimée? Je la suivais en avalant de travers.
– Il fallait jeter votre casse-croûte.
– Vous êtes fou. On voit bien que vous ne connaissez pas les hot dogs du boulevard de Ménilmontant: ça ne se jette pas. Si je m'en étais débarrassé, j'en aurais voulu à la dame de mes pensées et mon amour serait devenu moins pur. Inconsciemment, je lui aurais reproché la perte de ma saucisse.
– Passons sur ces considérations d'une profondeur vertigineuse.
– Je suis le seul homme assez sincère pour dire des choses pareilles.
– Bravo. La suite.
– Vous voyez, mon récit vous passionne! Je savais bien que vous seriez mordu tôt ou tard. Devinez ce que ma bien-aimée allait faire?
– S'acheter un hot dog?
– Non! Le vendeur de saucisses est situé juste en face du Père-Lachaise, où elle se rendait. J'aurais dû m'en douter; puisque je l'avais dégoûtée du cimetière de Montmartre, il avait bien fallu qu'elle se rabatte sur une autre nécropole. Le viol ne lui avait pas fait perdre le noble goût des cimetières. Celui de Montparnasse étant trop moche, elle avait élu le Père-Lachaise, qui serait sublime s'il n'était encombré de tant de vivants.
– Ce qui y rend les viols nettement plus difficiles.
– Eh oui. Où va-t-on si on ne peut même plus assouvir ses pulsions dans les cimetières?
– Tout fout le camp, mon bon monsieur.
– Je la suivis donc parmi les tombes. Cela me rappelait des souvenirs. Elle prit une allée qui montait. J'admirais sa démarche d'animal sur le qui-vive. Quand j'eus fini le hot dog, je la rejoignis. Mon cœur battait à tout rompre. Je lui dis: «Bonjour! Est-ce que vous me reconnaissez?» Elle s'excusa poliment en répondant par la négative.
– Comment est-il possible qu'elle ne vous ait pas reconnu? Aviez-vous tant changé en dix ans?
– Je ne sais pas. Je ne me suis jamais beaucoup regardé. Mais son attitude n'était pas si incroyable, vous savez. Quel souvenir garde-t-on d'un violeur? Pas forcément celui de son visage. Je la regardais avec tant d'amour que je devais sembler très aimable. Elle me sourit. Ce sourire! J'en eus la poitrine défoncée. Elle me demanda où nous nous étions rencontrés. J'affectai de le prendre sur le mode de la devinette. Elle dit: «Avec mon mari, je sors souvent. Je suis incapable de retenir le visage des gens que je croise.»
– Elle s'était donc mariée.
– Nous avons bavardé. Elle surmontait sa timidité avec beaucoup de grâce. Le plus drôle était que je ne connaissais toujours pas son prénom. Je n'allais quand même pas le lui demander, alors que c'était elle qui était censée deviner mon identité. Elle finit par me dire: «Je donne ma langue au chat.»
– Et qu'avez-vous répondu à la pauvre souris?
– Texel. Textor Texel.
– J'aurais dû m'en douter.
– Elle s'est excusée à nouveau: «Ce nom ne me dit rien.» J'ai ajouté que j'étais hollandais. Elle m'écoutait avec une politesse charmante.
– Elle a eu droit à la totale, elle aussi? La bouffe des matous, la mort de votre petit camarade de classe, le jansénisme? Rien ne lui aura été épargné, à la malheureuse.
– Non. Car il y a eu un miracle. Elle a eu l'air de se souvenir: «Oui, monsieur Texel. C'était à Amsterdam, dans un restaurant. J'avais accompagné mon mari à ce déjeuner d'affaires» – j'étais un peu dégoûté de penser que son époux avait des déjeuners d'affaires mais je n'allais pas laisser passer cette occasion inespérée de lui inspirer confiance.
– Je trouve incroyable qu'elle ait pu oublier son agresseur.
– Attendez. Elle m'a demandé comment allait ma femme, une certaine Lieve, avec laquelle elle avait sympathisé pendant ce fameux déjeuner qui remontait à trois ou quatre années auparavant. Pris de court, j'ai répondu qu'elle allait très bien et qu'elle vivait avec moi à Paris désormais.
– C'est un vaudeville, votre histoire.
– Alors elle nous a invités, ma femme et moi, à venir prendre le thé chez elle le lendemain après-midi. Vous vous rendez compte? Etre convié par sa victime à prendre le thé! C'était tellement incongru que j'ai accepté. Le bon côté de l'affaire, c'est qu'elle me donna son adresse, sinon son nom que j'étais censé connaître.
– Et vous y êtes allé?
– Oui, après une nuit blanche. J'étais indiciblement heureux de l'avoir retrouvée, je ne parvenais même pas à m'inquiéter. Par ailleurs, j'espérais qu'il y aurait son nom sur la porte de son appartement, comme c'est souvent le cas, histoire de connaître enfin son identité. Hélas, le lendemain, aucun nom près de la sonnette. Elle m'a ouvert. Son visage s'est d'abord éclairé puis assombri. «Vous n'êtes pas venu avec Lieve!» Je lui ai raconté que ma femme était souffrante. Elle m'a installé au salon et est allée préparer le thé. J'ai pensé alors qu'elle n'avait pas de boniche et que ça m'arrangeait bien, de me retrouver seul avec elle dans son appartement.
– Vous aviez l'intention de la violer à nouveau?
– Il ne faut pas rééditer ce qui a été trop parfait. On ne pourrait qu'être déçu. Cela dit, si elle me l'avait proposé…
– En ce cas, ce n'aurait pas été un viol.
– Logique implacable. Voyez-vous, ma très courte expérience me donne l'intuition qu'avec le consentement de l'autre, le sexe doit être un jeu un peu fade.
– Vous parlez ex cathedra.
– Mettez-vous à ma place. Je n'ai baisé qu'une fois et c'était un viol. Je ne connais du sexe que sa violence. Enlevez au sexe sa violence: que reste-t-il?
– L'amour, le plaisir, la volupté…
– Oui; des choses mièvres, quoi. Je ne me suis jamais nourri que de tabasco et vous me proposez des gâteaux de riz.
– Oh, moi, je ne vous propose rien!
– Elle non plus, d'ailleurs, elle ne me proposait rien.
– Ça règle la question.
– En effet. C'était comique, se faire servir une tasse de thé par sa victime polie et charmante, dans son joli salon. «Encore un peu de thé, monsieur