Il se mit en effet à tomber des hallebardes le 27 août, dès le matin. Adamsberg regarda longuement la flotte rincer les trottoirs par sa fenêtre ouverte, debout, les mains dans le dos. Il n’y avait eu que très peu d’orages depuis celui qui avait ouvert le début de cette affaire. Et il le regrettait. Il y a des mois d’août où l’on peut se prendre pour Dieu tous les soirs, et d’autres où l’on reste seulement flic tous les matins.
Il décida de sortir sans veste. C’est ainsi qu’il préférait la pluie.
— Danglard, si vous êtes libre, on y va, appela-t-il en passant la tête par la porte du bureau voisin.
Danglard hocha la tête, enfila son imperméable et prit son parapluie. Il préférait ne pas poser de questions pour ne pas risquer une humiliation inutile. Il connaissait trop bien Adamsberg, et cette façon de laisser traîner certaines affaires jusqu’à épuisement involontaire de ses collègues, jusqu’au jour où, brusquement, il se mettait en mouvement, avec une rapidité toute relative et sans donner d’explications. Au début, Danglard avait pensé à tort que le commissaire conservait ce silence souriant par pure perversité vexatoire. En réalité, si Adamsberg ne s’expliquait pas, c’est simplement qu’il n’y pensait pas. Mais Danglard, serrant à deux mains son parapluie sous l’averse violente, s’offensait encore de devoir suivre Adamsberg sans connaître leur destination.
Trempé, la chemise collée au corps, Adamsberg se réfugia sous le porche étroit d’un vieil immeuble.
— C’est ici qu’habite Vasco, expliqua-t-il en essorant sans précautions ses vêtements. On grimpe au septième, ajouta-t-il.
Cette fois, Adamsberg frappa et entra directement sans attendre. La porte était ouverte.
— Salut, dit-il seulement.
Il s’affaira à dégager pour lui et Danglard deux espaces libres, puis il façonna deux piles de journaux à bonne hauteur pour s’asseoir.
— Voilà. On est bien comme ça, pour discuter, reprit-il. Toi, Vasco, tu es vautré sur ton lit, ne bouge pas, tu es très bien là.
Vasco s’était redressé sur le lit chiffonné, avait repoussé son livre — au titre duquel Danglard jeta un discret regard — et, adossé au mur, regardait les deux hommes avec curiosité et réserve.
— Ça y est ? demanda-t-il. Vous l’avez coincé ?
— Tu penses qu’on l’a coincé, dit Adamsberg.
— Où cela ? À Dreux ?
— Non, pas à Dreux. Pas à Dreux ni nulle part. On a coincé du vent, Vasco, de la crânerie.
— Merde, dit Vasco.
— C’est ton portrait du gars qui ne doit pas coller, suggéra Adamsberg.
— Pourtant…
— Non, il ne colle pas. Beaucoup trop poétique, si tu veux mon avis.
Vasco plissa les yeux en attendant de comprendre. Danglard aussi.
— Et puis quoi ? reprit Adamsberg. Tu ne donnes plus signe de vie ? Tu oublies les amis ?
— J’aurais dû passer ? demanda Vasco d’une voix hésitante.
— Non, mais tu aurais pu écrire. Des lettres. On n’a plus de tes nouvelles, maintenant. Alors c’est moins gai. On s’ennuie.
Il se fit un silence. Danglard eut un geste brusque qui fit couler au sol une pile de coupons de tissu.
Vasco tira vers lui un cendrier posé dans un des replis de la couverture et écrasa consciencieusement son mégot.
— Bien, dit-il d’une voix un peu tremblée. Tu es un fichu obstiné. Oui, un fichu. Où en es-tu, au juste ?
— Au juste, au bout.
— Tu sais quoi ?
— Tout.
— Dis voir pour voir ?
— Tu as un frère cadet.
— C’est vrai, dit Vasco en rallumant une cigarette.
— T’as même que lui comme famille.
— C’est vrai.
— Mais c’est un type qui ne vaut rien.
Vasco fit juste un signe de la tête.
— Tailleur, comme toi, mais il tire le plus clair de son argent des femmes. C’est un vrai dur avec elles, un authentique violent. Il ne supporte pas qu’on lui refuse, ça le vexe. Il suffit qu’il ait bu et qu’une femme lui dise non pour que ton frère cogne.
— Oui, dit Vasco à voix basse. Un vrai dur avec elles.
— Mais c’est ton frère, et tu y tiens plus qu’à n’importe quoi d’autre.
— Il est fragile, dit Vasco à voix un peu honteuse.
— Au début du mois de juin, le 5 exactement, il te téléphone au matin. Il a tué une femme, et il t’appelle au secours.
— Oui, dit Vasco en tortillant les plis des draps. Il était sorti avec elle la veille au soir. Ils sont rentrés raides ivres tous les deux. Quand il est raide, il sait plus ce qu’il fait. Ce dont il se souvient, c’est qu’elle a refusé de l’accompagner, et qu’il a gueulé fort sur le pont, au-dessus des voies ferrées. Le lendemain matin, à son réveil, il ne se rappelait plus rien, sinon les rails et la fille qui se défendait et lui tapait dessus. Quand il a su qu’elle était morte en bas, sur le ballast, il m’a appelé.
— Et tu l’as protégé.
Vasco hocha à nouveau la tête, les yeux fixes, comme au bord des larmes.
— T’as décidé de choisir un bon crétin de flic et de l’intoxiquer petit à petit. De m’amener peu à peu vers l’erreur, de me la faire construire moi-même, tout doucement, par la provocation, par des petits aveux susurrés, par des mines craintives, par des crâneries, et par la confession finale et le portrait d’un tueur. Personne ne t’a jamais payé pour être là, évidemment. C’est toi qui as écrit les lettres, c’est toi qui as tout fait. Bien fait, Vasco, mais pas parfait. Le style sonnait faux. Les cheveux surtout. Mais bien fait tout de même : en deux mois, j’étais convaincu, portrait-robot en main élaboré par tes soins, de partir en quête du tueur de la gare, de cet homme blême aux lèvres fines, de cet homme de Dreux, de cet homme à la veste italienne. J’aurais pu le chercher longtemps, ce type, n’est-ce pas, Vasco ? Mais enfin, ça, tu t’en foutais.
— Complètement.
— Ton frère une fois sauvé à l’abri de ce leurre, ton boulot était fait. Salut et liberté. Tu as dételé du banc, rassuré. On aurait classé l’affaire dans quelque temps, faute de trouver le fameux assassin de Dreux.
Vasco renifla et essuya son nez avec sa main. Adamsberg haussa les épaules.
— Ne le regrette pas, dit-il. Il ne vaut rien, ton frère, je te dis. Il ne vaut pas un clou.
Vasco le regarda, serra les mâchoires.
— Finalement, grinça-t-il entre ses dents, c’est toujours abruti, un flic. Faut toujours que ça sorte des saloperies, à un moment ou à un autre. J’ai bien fait de t’écrire.
Adamsberg sourit, étendit ses jambes et étira ses bras. Il avait l’air ravi.
— Tu t’es donné beaucoup de mal pour rien, dit-il. Deux mois entiers de comédie pour zéro. Tu vois, ça ne sert à rien, ta poésie. Mais il y avait de jolis moments, vraiment. J’ai bien aimé. Et puis tu as récupéré ça et ça, ajouta Adamsberg en désignant le valet et le lampadaire, serrés dans un angle l’un dans l’autre, comme deux amants de la rue. Tu nous les prêteras des fois, car je suis sûr que, au fond, Danglard les regrette.
Il fit un signe à Danglard en souriant. Comme Vasco, le visage figé, ne disait plus rien, Adamsberg se leva et alla jusqu’au lit lui secouer l’épaule.
— Du mal pour rien, répéta-t-il doucement, la main posée près du cou du vieux. Ce n’est pas ton frère qui l’avait tuée.