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Vasco leva lentement les yeux vers Adamsberg.

— Ce n’est pas ton frère, tu m’entends ? On a pris l’assassin hier, un amant de Colette, un forcené qui l’avait prise en chasse. En ce moment, il se débat dans le commissariat du 10e, et il crache le morceau. Un vrai dur avec les femmes, mais ce n’est pas ton frère.

Vasco se leva du lit, une main tendue vers Adamsberg.

— Non, pas de lyrisme, Vasco. Donne-moi juste le lampadaire pour nos bureaux, si tu le veux bien. Mais je comprendrais que ça te prive.

Vasco se précipita dans l’angle et décrocha l’engin des pieds du valet. Adamsberg le passa à Danglard, qui lui fit un signe de tête.

— Mais tout de même, hasarda Vasco, pour la femme de la gare, vous en étiez où, chez les flics ?

— Nulle part. À un accident. Classement en cours.

Vasco s’appuya à son valet et resta immobile quelques instants.

— Si bien que le tueur, reprit-il, vous ne l’auriez jamais eu si… ?

— Si tu n’étais pas venu nous emmerder ? Non, jamais.

— Ah, tu vois, dit Vasco en souriant, ça sert à quelque chose, la poésie.

Les deux flics redescendirent l’escalier après avoir salué Vasco, et Adamsberg voulut marcher pour se sécher, avant d’aller rendre visite au collègue du 10e. Ce qui parut sage à Danglard, vu l’aspect désolant des vêtements trempés et froissés du commissaire. Danglard secoua la tête. Adamsberg avait l’allure d’un gars qui n’impressionnait personne.

Le lieutenant proposa de sécher à une terrasse de café ensoleillée et d’en profiter pour avaler un vin blanc. Peu après, les deux hommes s’installaient à une table, et Danglard s’affaira à caler le lampadaire entre eux, sur le trottoir en pente. Un serveur accourut vers eux.

— Vous ne pouvez pas laisser ce truc-là devant le café, dit-il. Faut me retirer ça tout de suite.

— Non, répondit Danglard. C’est pour y voir clair. C’est mon bien, c’est ma dignité.

LA NUIT DES BRUTES

Aussi, si les gens ne faisaient pas toute une histoire avec Noël, il y aurait moins de tragédies. Ils sont déçus, les gens, forcément. Et ça fait des drames.

Seul dans son bureau, le commissaire Adamsberg griffonnait, un carnet calé sur ses cuisses, les pieds posés sur sa table. Il avait pris la garde de nuit avec Deniaut, qui somnolait à l’accueil. C’était le 24 décembre, c’était spécial, tous les autres gars étaient dehors. Ils allaient fêter l’entrée en scène de l’hiver. Une minorité d’entre eux n’aurait raté ça pour rien au monde et une majorité n’avait trouvé aucun moyen d’y échapper.

Pour Jean-Baptiste Adamsberg, c’était différent : il redoutait Noël et il s’y préparait. Noël et sa cohorte d’accidents, Noël et sa légion de drames. Noël, la nuit des brutes.

Forcément.

Adamsberg se leva lentement et alla coller son front à la vitre embuée. Au-dehors, des guirlandes d’ampoules jetaient de brefs éclairs sur les corps des clochards, tassés glacés dans les recoins. Il tenta de calculer combien de fric s’était ainsi pulvérisé depuis trois semaines dans le ciel de Paris sans qu’une seule pièce en retombât dans la poche des errants. Noël, la nuit du partage.

Il posa son bloc et son crayon, disposa deux assiettes sur un coin de table, sortit une bouteille de vin, examina le contenu du four et appela Deniaut.

Forcément les gens s’exaspèrent. La tension de ce long compte à rebours au terme duquel doit jaillir l’insouciance, ça leur met les nerfs en bouillie, aux gens. Depuis cinq semaines, le vieux type à barbe blanche et robe rouge a envahi les murs, jovial et prometteur. Il est increvable, ce type. Il a pourtant la tête d’un gars qui a forcé toute sa vie sur le pinard. Mais rien à faire, inusable. Il n’a pas l’air de sentir le froid, non plus. Jamais un rhume. C’est un héros béat et ses bottes sont rondes et propres.

Dès l’apparition du vieux type, la tension monte cran par cran. Le pays tout entier, soumis, se crispe et se prépare à son inévitable joie.

Noël tombe un jour comme les autres. Mais de partout, des êtres soucieux et muets se dirigent dans leurs habits neufs vers les pôles de la liesse. Chacun a pensé aux autres. Chacun part chargé d’offrandes. Noël, la nuit du don, de la grande trêve.

À Noël, tout le monde s’engueule, la majorité sanglote, une partie divorce, quelques-uns se suicident.

Et une toute petite partie, suffisante pour mettre les flics sur les dents, tue. C’est un jour comme les autres, en beaucoup moins bien.

Les mains entortillées dans deux boules de journaux, Adamsberg sortit doucement le plat du four. Deniaut, méfiant, le regardait faire.

— C’est quoi ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas.

A l’exception de trois ou quatre souvenirs d’enfance, Adamsberg était peu sensible aux finesses culinaires. Il mangeait ce qu’il trouvait, parfois la même chose pendant deux mois de suite. Il récupéra le carton d’emballage et le tendit à son collègue.

— Le titre du dîner est écrit dessus, dit-il.

— Ce n’est pas un repas de Noël.

— Tant mieux. Cela nous repose.

Deniaut était un nouveau, envoyé de Chambéry. Sensible et méticuleux, il faisait montre d’une fascination pour les vertus qui inquiétait Adamsberg. Le commissaire redoutait qu’il ne tienne pas le coup. Car enfin, la police n’est pas à conseiller à un type qui espère fébrilement en la grâce de l’humanité.

Adamsberg coupa la baguette en deux en tirant dessus avec les mains, et en tendit une moitié au jeune lieutenant. Le commissaire avait gardé de son enfance rurale des gestes dépouillés, mais Deniaut n’aimait pas qu’on lui bousille son pain. Il l’accepta, un peu contraint.

Les deux hommes mangèrent un moment en silence.

— Forcément les gens sont à cran, dit Adamsberg. Six semaines qu’on les surmène pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, qu’on les condamne à la réussite, qu’on les abrutit pour le grand soir. Forcément, ils ne tiennent pas le coup. Ils s’écroulent, ils sont déçus.

Deniaut hocha la tête, indécis. Dans le temps, il avait cru à Noël.

Adamsberg déboucha la bouteille, en proposa sans espoir à son collègue. Deniaut ne buvait pas.

— Et toi ? reprit-il. Tu n’as pas de famille ? Tu ne fais pas de fête ?

Deniaut serra les lèvres.

— Je suis fâché avec tout le monde.

— Ah, dit Adamsberg.

— Vous aussi ? demanda Deniaut.

Adamsberg secoua la tête.

— Non. Ils vivent dans la montagne, là-bas, dit-il en montrant la fenêtre dans la direction des Pyrénées. Ils m’écrivent des mots. Une de mes sœurs m’a envoyé hier une sorte d’animal en tissu de quatre centimètres. Je ne sais pas quoi en penser.

Adamsberg posa sa fourchette, fouilla la poche poitrine de sa vieille veste noire et en sortit une boule grise de la taille d’une mandarine. Il la montra à son collègue puis la déposa doucement sur la table, entre eux deux.

— Dirais-tu que c’est un hippopotame ?

— Je ne serais pas aussi affirmatif. Un mulot, peut-être ?

— Il faut que je me renseigne parce que, avec ma sœur, il y a toujours un symbole caché. Elle est très emmerdante.

Les deux flics terminèrent leurs assiettes en silence, Deniaut de la pointe de la fourchette, Adamsberg avec de grands morceaux de pain.

La grosse femme bascula par-dessus le parapet du pont National jusqu’aux eaux noires de la Seine. Le fleuve coulait vite, poussé par un vent glacé. Personne dans les rues, personne pour voir ça. Cafés fermés, taxis absents, ville déserte. Noël est fête domestique, intérieure. Rien n’en filtre au-dehors. Même les irréductibles solitaires se regroupent dans une piaule avec deux bouteilles et quatre imbéciles. La solitude, l’errance, supportable et même parfois crânement portée le reste de l’année, paraît brusquement un infamant déshonneur. Noël jette l’opprobre sur les esseulés. Aussi, avant minuit, chacun a-t-il trouvé refuge. La grosse femme bascula dans l’eau sans que personne ne s’en mêle.