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— On va garder ce vieux longtemps ? demanda Danglard.

— Il n’est pas à nous, répondit Adamsberg en levant un doigt. Il vous gêne à ce point ?

— Il me coûte cher. Et il m’énerve à ne rien foutre de la journée, à regarder la rue et à ramasser des tas de saletés qu’il fourre dans ses poches.

— Moi, je crois qu’il fait quelque chose.

— Oui. Il met une brindille dans une enveloppe et il la range dans son portefeuille. Vous appelez ça quelque chose ?

— C’est quelque chose, mais je ne parle pas de ça. Je crois qu’il fait autre chose en même temps.

— Et c’est pour cela que vous le laissez là ? Ça vous intéresse ? Vous voulez savoir ?

— Pourquoi pas ?

— Faut vraiment que ce soit l’été et qu’on ait du temps à perdre.

— Pourquoi pas ?

Danglard choisit de laisser tomber, une fois de plus. Adamsberg était de toute façon passé à un autre ordre d’idées. Il jouait avec la feuille de papier blanc.

— Ouvrez-moi un dossier propre, Danglard, on a une bricole à ranger.

Adamsberg sourit franchement en lui tendant la feuille du bout des doigts. Le papier ne comportait que trois lignes, composées de petits caractères découpés, soigneusement collés et alignés.

— Lettre anonyme ? demanda Danglard.

— C’est cela.

— On en a des brouettes.

— Celle-ci est un peu différente : elle n’accuse personne. Lisez, lisez Danglard, cela va vous amuser, je le sais.

Danglard fronça les sourcils pour lire.

4 juillet

Monsieur le Commissaire,

Vous avez peut-être une belle gueule mais, dans le fond, vous êtes un vrai con. En ce qui me concerne, j’ai tué en toute impunité.

Salut et liberté

X

Adamsberg riait.

— C’est bien, non ? demanda-t-il.

— C’est un canular ?

Adamsberg cessa de rire. Il se balança sur sa chaise en secouant la tête.

— Ça ne me donne pas cette impression, finit-il par dire. Ce truc m’intéresse beaucoup.

— Parce qu’on dit que vous avez une belle gueule ou parce qu’on dit que vous êtes un vrai con ?

— Simplement parce qu’on me dit quelque chose. Voilà un assassin, si c’en est un, qui dit quelque chose. Un assassin qui parle. Qui a commis un crime discret, ce dont il est très fier, mais qui ne lui sert à rien puisque personne n’est là pour l’applaudir. Un provocateur, un exhibitionniste, incapable de garder ses saletés pour lui seul.

— Oui, dit Danglard. C’est banal.

— Mais cela rend la partie difficile, Danglard. On peut espérer une autre lettre, comme il peut tout autant s’arrêter là, repu d’avoir sorti sa crasse et trop prudent pour aller plus avant. Il n’y a rien à faire. C’est lui qui décide. C’est désagréable.

— On peut le provoquer. Par voie de presse ?

— Danglard, vous n’avez jamais su attendre.

— Jamais.

— C’est dommage. Répondre ruinerait nos chances de recevoir une autre lettre. La frustration fait bouger le monde.

Adamsberg s’était levé et regardait par la fenêtre. Il examinait la rue, et Vasco en bas, qui farfouillait dans un sac en toile.

— Vasco a trouvé un trésor, et il le capture, commenta-t-il doucement. Je descends marcher un moment, Danglard. Je reviendrai. Emportez la lettre au labo et dites-leur que j’ai mis les doigts dessus.

Adamsberg ne pouvait pas rester au bureau la journée entière. Il fallait qu’il marche, qu’il regarde, qu’il contemple. Sans pour autant en profiter pour réfléchir de manière cohérente. Poser un problème pour lui trouver une issue était une démarche directe à laquelle il avait renoncé depuis longtemps. Ses actes précédaient ses pensées, et jamais l’inverse. Ainsi avec ce vieux, Vasco de Gama. Il tenait à ce qu’il demeure encore sur son banc, mais il n’aurait su dire pourquoi. Il y tenait, c’est tout. Et puisqu’il y tenait, il devait exister une bonne raison pour cela. Un jour, il saurait laquelle, il n’y avait qu’à attendre qu’elle se manifeste à son heure. Un jour, en marchant, il saurait pourquoi.

Ou par exemple avec cette lettre. Danglard avait raison, ce n’était qu’une lettre anonyme parmi d’autres. Mais il la trouvait singulière, et un peu alarmante. Ce n’était pas de se faire traiter de con qui l’inquiétait ou le surprenait, non, il y songeait assez souvent lui-même. Ainsi lorsqu’il calait devant un ordinateur, ou lorsqu’il revenait après deux heures de marche, incapable de dire à quoi il avait pensé. Ou quand il ne pouvait dire si la lettre G était avant ou après la lettre K, sans devoir se réciter tout l’alphabet à voix basse. Mais qu’est-ce que l’assassin pouvait savoir de tout cela ? Rien, évidemment. Il fallait que d’autres lettres arrivent. Ce truc n’avait rien d’une blague. Mais il n’aurait pu dire pourquoi. Un meurtre commis quelque part, ni vu ni connu. A présent, le tueur émergeait de sa planque, avec prudence et vantardise. Cela ressemblait à ça. En même temps, Adamsberg avait l’impression vague d’être attiré dans une nasse. Quand ses pas le ramenèrent au commissariat, il se répétait qu’il fallait prêter attention, que quelque chose d’assez moche avait commencé. « Gare, surtout, se murmura-t-il. G est avant K. »

— Tu parles tout seul ?

Vasco de Gama le regardait en souriant. Le vieux, qui n’était pas bien vieux d’ailleurs, soixante-dix ans au plus, avait une belle tête maigre sous des cheveux épais, plutôt longs, argentés. On ne distinguait pas ses lèvres sous la moustache tombante, mais son grand nez, ses yeux humides, son front haut, ses discours chaotiques et le recueil de poèmes qu’il déposait négligemment sur le banc faisaient de lui une caricature un peu ostensible du Penseur dégringolé. On lui voyait les omoplates sous sa chemise. Adamsberg ne croyait pas que le personnage fût truqué mais, ce matin, il préférait prendre garde à tout.

— Je parle tout seul, oui, dit Adamsberg en s’asseyant sur le banc. Je me donne des petits conseils.

— Tu veux une olive ? Cinq points si tu touches le réverbère.

— Non, merci.

— Tu veux un biscuit ?

Vasco agitait sous son nez une boîte en carton.

— T’as pas faim ? Ce sont de bons biscuits, tu sais. Je les ai achetés pour toi.

— Ce n’est pas vrai.

— Ce n’est pas vrai, mais il n’y a pas de mal à le dire.

— Qu’est-ce que tu fais par ici ?

— Je m’assieds. Il n’y a pas de sot métier.

— Pourquoi tu t’assieds là ?

— Parce qu’il y a un banc. Ici ou ailleurs…

Adamsberg soupira.

— Ça te plaît d’être en face d’un commissariat ? reprit-il.

— Ça change. Ça fait du mouvement. Et puis c’est comme pour tout, on s’attache. Moi, je m’attache très vite. Une fois, je me suis attaché à une crevette. Un lapin, passe encore, mais une crevette, tu te figures ? Tous les deux jours, je lui changeais l’eau dans sa cuvette. Ça m’a consommé du sel, crois-moi. Eh bien, elle était contente, dans sa bassine. C’est là que tu te rends bien compte que les crevettes et les hommes, ça fait deux. Ton collègue blond, celui qui n’a pas d’épaules, s’est foutu en rogne après moi ce matin. Pas à cause de la crevette, qui est décédée à l’heure où je te parle, mais à cause de ce valet. Le blond est assez emmerdant mais je l’aime bien, et puis il est généreux. Il se pose des questions sans fond, il s’inquiète et ça fait le bruit des vagues, je connais la musique. Toi, en revanche, tu fais le bruit du vent. Ça se voit à ta manière de marcher, tu suis ton souffle. Je m’y reprendrais à trois fois si je devais te faire changer d’idée. Tiens, regarde la boîte d’allumettes que j’ai décorée. C’est fortiche, non ?