Profondément satisfait, Adamsberg écoutait l’orage qui s’éloignait à présent, le bruit de la pluie qui changeait de registre en douceur. Il remua les bras, comme pour voir s’ils marchaient toujours. Et, comme s’il revenait d’un monde très éloigné, il se mit à remonter prudemment les marches pour regagner le quai. Il savait dans quel café Vasco passait le début de sa nuit, s’attablant de droite et de gauche, parasitant les conversations des dîneurs, s’évertuant à vendre son « hebdomadaire », tout écrit et décoré main. Il l’avait suivi plusieurs fois au cours des quinze derniers jours, sans rien en dire à Danglard qui n’était pas encore mûr pour s’intéresser sincèrement au vieux. Cela viendrait, Adamsberg avait une complète confiance en Danglard. Chaque fois, Vasco avait fini sa soirée dans ce bar américain relativement cher où il connaissait tout le monde et où il finissait par dîner gratuitement en grappillant à plusieurs tables.
Adamsberg passa d’abord chez lui. Il s’essuya, enfila des habits secs et chiffonnés, puis, à pied toujours, il rejoignit le bar américain. Il était onze heures et demie. Le pianiste jouait, les dîneurs dînaient, quelques solitaires épiaient les autres, Vasco avait étalé le contenu de ses poches sur une table et l’examinait d’un œil sourcilleux, tout était normal. Adamsberg, assez éreinté par tout le boulot que lui avait donné cet orage, se laissa tomber sur une banquette et passa commande. Vasco se retourna et le regarda avec attention. Adamsberg se servit un verre de vin et vida la corbeille de pain en attendant son plat. Il ne fit même pas signe à Vasco de s’approcher. Il savait qu’il viendrait à sa table.
Après un court moment, Vasco replia ses affaires. Cela prenait toujours beaucoup de temps. Il glissait des bouts de machin dans des enveloppes qu’il fourrait ensuite dans des sachets en tissu. Il enfournait ensuite le tout dans ses poches, sachet par sachet, et selon le format de la poche. Après avoir tout ramassé, il vint s’asseoir en face d’Adamsberg et recommença à tout vider. Adamsberg écoutait ses commentaires tout en mangeant. Cette foule d’objets disparates et les explications dont les entourait Vasco l’hypnotisaient. Il eut droit à nouveau à la photo du père, de la mère, de l’inconnu, de Valentin, à la boîte d’allumettes décorée, à la brindille, au cendrier jaune, et puis aussi à la photo de sa chambre dont il ne put distinguer le haut du bas, ce qui énerva Vasco qui dit que les flics étaient décidément tous pareils, à des fragments de papier couverts de notes illisibles, à des tentatives de caricatures, à des échantillons de tissu, à un bobineau de fil de lin, à un noyau d’olive ciré par l’usure. Adamsberg voyait la table se couvrir peu à peu de ce bric-à-brac sacré. Détendu par le spectacle, il en venait à penser, comme Danglard, qu’il était inepte de questionner le vieux, que personne n’aurait l’idée de mener ce genre d’interrogatoire. S’il avait été au bureau, il aurait sans doute renoncé. Mais dans ce bar, à la fin de son repas, il pouvait discuter avec Vasco sans que personne ne s’en soucie.
Il eut du mal à interrompre l’énumération du vieux qui enchevêtrait maintenant ses commentaires d’extraits de poèmes et d’anecdotes décousues. Adamsberg n’avait rencontré personne qui passât aussi vite d’un sujet à un autre. Il lui remplit son verre pour la cinquième fois. Le débit de Vasco s’accélérait. Il tapait sur l’épaule d’Adamsberg, il lui disait qu’il était un type fortiche et épatant, et ses résistances fléchissaient. Mais Adamsberg percevait clairement, quelque chaleureuse que soit la nature de Vasco, qu’un sourd instinct lui commandait de prendre garde aux flics. Et, malgré le vin, il se recroquevilla quand Adamsberg aborda l’interrogatoire à brûle-pourpoint.
— Ce coup-ci, Vasco, j’ai envie d’avoir des réponses. Et même, j’en ai besoin. Je ne veux pas que tu me dises que tu t’assieds là parce qu’il y a un banc. Ce n’est pas vrai. Tu te fais chier sur ce banc, ça crève les yeux. Dès que cinq heures sonnent, tu vides les lieux comme un écolier à la fin des classes. Tu n’es pas là pour ton plaisir.
— Tu te trompes. Tiens, aujourd’hui, une femme dans la rue a perdu sa pochette, je te l’ai dit, ça ? Tu sais, une pochette, un petit foulard qu’on froisse dans une poche poitrine. Elle l’a perdu en courant, et c’est tombé comme un oiseau sur mes genoux. Je te le montre. Comme un oiseau.
— Tu me le montreras après. Qu’est-ce que tu fous sur ce banc ? Qu’est-ce que tu viens y faire, bon Dieu ?
— Rien du tout. Je voyage, moi. Les bancs, ce sont mes navires. C’est pour cela qu’on m’appelle Vasco. Tu veux un biscuit ? On hisse la grand-voile, et à Dieu vat !
Vasco plongeait dans ses poches à la recherche de son paquet de gâteaux.
— Ne me donne pas de biscuit. Réponds à ma question.
— Elle ne me plaît pas, ta question. T’es pas marrant quand t’es comme ça.
Adamsberg ne dit rien, parce que Vasco avait raison. Il se rejeta en arrière sur la banquette chaude, et les deux hommes restèrent silencieux. Adamsberg mangeait. Vasco rangeait et dérangeait ses fétiches étalés sur la table, comme s’il jouait seul une absurde partie d’échecs, en mordant l’intérieur de sa joue. Adamsberg le trouva pathétique.
— T’es qu’une pauvre andouille, murmura-t-il, et un poète de pacotille, et un voyageur de merde, et un crâneur.
Vasco leva un regard trouble vers le commissaire.
— Tu te crois très fort, très rusé, à faire l’imbécile original sur ton banc, continua Adamsberg, mais en réalité tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, et c’est pour cela que ton navire finira à l’état d’épave dans la cellule de mon commissariat.
— Pourquoi t’es salaud comme ça ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Range tes merdes, dit brusquement Adamsberg en les rassemblant d’un balayage de bras sur la table. Tu t’agites comme un bavard infantile derrière ta haie de bibelots et on ne peut pas parler. Range tes merdes, je te dis !
— Mais pour qui tu te prends pour me donner des ordres ?
— Je ne vais pas te donner des ordres, Vasco, je vais te donner un tuyau. Un gros tuyau, un énorme tuyau qui va te souffler le vent du large dans les oreilles, et qui va secouer le radeau sur lequel tu te cramponnes : chez nous, chez les flics, sais-tu ce qu’on reçoit depuis que tu t’es installé là ? Depuis le jour où tu as apporté ton valet ? Des lettres, mon vieux, les lettres d’un assassin qui goguenarde, les lettres d’un gars qui a tué et qui va tuer, les lettres d’un salaud sûr de lui et bien à l’abri. Tu vois, un truc pas marrant, comme tu dis. Et tout cela pendant que tu bivouaques devant chez nous. Tu ne me crois pas ?
— Non, dit Vasco, en repliant en hâte ses déchets dans leurs enveloppes.
— Pars pas, Vasco, dit Adamsberg en l’attrapant par la manche.