Выбрать главу

Il tira de sa veste les photocopies des cinq lettres et les mit sous le nez de Vasco. Le vieux jeta un coup d’œil aux papiers et détourna la tête. Adamsberg les lui fourra de force dans la main, sans dire un mot. Vasco les parcourut d’un air buté puis les repoussa.

— Ça me dit rien, gronda-t-il. Je veux pas rentrer dans ton commerce.

— Tu ne comprends pas, Vasco : tu y es, dans mon commerce. Il ne s’agit plus de savoir si tu veux y entrer, mais si tu peux en sortir. Parce que, rends-toi bien compte, tu es dans un drôle de merdier.

— Tu t’imagines que c’est moi qui t’écris ?

— Que c’est toi qui découpes les caractères avec les petits ciseaux qui sont dans ta sixième poche droite, et toi qui les alignes aussi soigneusement que tu disposes tes trésors. Oui, on peut l’imaginer.

Vasco secouait la tête avec agitation.

— Ou bien il y a quelqu’un qui te colle un meurtre sur les reins. Choisis. Pioche.

— T’es pas comme je croyais, dit le vieux avec une moue dégoûtée.

— Mais si.

— Je croyais que ce que tu aimais, dans la vie, c’était marcher dans les rues, et pas emmerder le monde.

— Si. J’aime aussi emmerder le monde. Pas toi ?

— Possible, grommela Vasco.

— Et je n’aime pas que quelqu’un soit tué. Et je n’aime pas qu’on me l’annonce en se foutant de ma gueule. Et je n’aime pas le type qui m’écrit ces lettres. Et je n’aime pas qu’on joue les invincibles, sauf pendant les orages, uniquement pendant les orages. Et je n’aime pas que tu mimes le rêveur hébété. Et je n’aime pas les flics. Et je n’aime pas les chiens.

Adamsberg rassemblait ses cinq feuilles en désordre et les remettait sans soin dans sa poche.

— T’énerve pas comme ça, dit Vasco. Tâche de ne pas t’énerver.

— Je m’énerve quand je veux. Figure-toi que j’ai des raisons. Quelqu’un va être tué quelque part, et moi, retiens ça, c’est mon boulot de l’empêcher. Que tu trouves ça marrant ou pas marrant, c’est mon boulot tout de même. Et je n’ai rien pour commencer ce boulot. Rien que toi, peut-être. Et toi, tu te tais. Toi, tu fais le grand seigneur parce que c’est noble de ne pas l’ouvrir devant un flic. Eh bien, ce n’est pas le moment de faire noble, parce que tu es mon seul point de départ, le seul !

— C’est la première fois qu’on me dit que je suis un point de départ, dit Vasco. Ça me flatte, je t’assure.

Mécontent, Adamsberg déposa ses couverts en travers de son assiette. Il passa lentement sa main sur son visage, en frottant ses joues, son front, comme pour réduire son énervement sous ses doigts. Vasco, lui, se grattait la tête des deux mains, les sourcils froncés.

— Tu dis qu’un gars a été assassiné ?

— Ça en a tout l’air.

— Qui ?

— Je n’en sais rien.

— Et moi, je serais quoi, là-dedans ?

— L’assassin, le bouc émissaire, le grotesque, la coïncidence ou rien du tout. Choisis. Pioche.

Adamsberg vida son verre et laissa deux billets dans la soucoupe. Il était presque calmé.

— Je m’en vais, dit-il. Je te laisse mon adresse, pour le cas où tu te déciderais à aider. Si ça te prend, ne te retiens pas, surtout. Tu peux venir la nuit. Salut.

Il sortit en poussant lentement la lourde porte tournante, laissant Vasco devant son adresse et son fatras éparpillé sur la table.

Adamsberg se coucha en évitant de penser. Il n’aimait pas trop sa façon de bousculer Vasco, sous prétexte qu’il n’avait que lui à se mettre sous la dent.

La nuit était trop chaude pour supporter une couverture. Il s’allongea sur son lit, après avoir passé un short pour le cas improbable où Vasco viendrait.

Vasco resta sans bouger au bar jusqu’à la fermeture, sans même s’installer aux tables des derniers buveurs. Il aimait bien le petit commissaire brun, mais il n’aimait pas les flics. Son père, qui avait fui les Turcs et quitté l’Arménie, lui avait laissé en héritage une antique machine à coudre, de la défiance à l’égard de toute autorité constituée, et quelques coupons de tweed. Vasco mâchait sa moustache en réfléchissant. D’un autre côté, le petit brun ne le lâcherait pas tant qu’il n’aurait pas une réponse. Vasco ramassa ses objets et enfourna le tout dans ses poches. Il ne rentra pas chez lui et marcha jusqu’à l’aube avant de se décider à sonner à la porte du commissaire.

Les deux hommes s’assirent dans la cuisine devant un bol de café. Vasco demanda du pain et des sardines pour tremper dedans. Adamsberg n’avait pas de sardines.

— Faut toujours avoir des sardines, dit Vasco d’un ton de reproche. On ne sait jamais.

— Je ne suis pas un type prévoyant.

— Je suis venu te voir parce que tu t’imagines que j’ai quelque chose à t’apprendre. Mais je n’ai rien à t’offrir.

« Rien à t’offrir. » Adamsberg jeta un rapide coup d’œil au vieux. C’était à peu près ainsi que s’achevait la quatrième lettre. Certes, Vasco avait parcouru les lettres au bar. Il pouvait en restituer des fragments sans y prendre garde. Adamsberg se réveilla tout à fait.

— Si je n’étais pas venu, reprit Vasco, tu aurais continué à te figurer je ne sais quoi. Tu es un foutu obstiné.

— Alors ? questionna Adamsberg. Ce banc, pourquoi t’es dessus ?

— Foutu obstiné. T’as raison pour une chose : je m’emmerde sur ce banc.

— On te paie ?

Vasco grogna.

— On te paie pour être là ?

— Oui, on me paie ! T’es content ? Ça ne fait de mal à personne, merde.

— Aucun mal, mais raconte tout de même.

— Un soir, j’étais au bar. À ce bar que tu connais. On m’a fait passer un mot.

— Tu l’as toujours, ce mot ?

— Non.

— C’est curieux, tu gardes tout d’habitude.

— C’est faux. Je trie, je trie énormément.

— C’est bon, tu tries, excuse-moi. Continue.

— On m’écrivait qu’il y avait un boulot pour moi. Que je n’avais qu’à attendre près d’une cabine de téléphone le lendemain à deux heures.

— Quelle cabine ?

— Rue de Rennes. Qu’est-ce que ça peut foutre ?

Vasco trempa sa tartine longuement et un morceau s’en détacha dans la tasse. Il le repêcha avec les doigts.

— J’ai eu le coup de fil. Le boulot n’était pas foulant et comme je te l’ai dit, depuis quelques mois, je n’avais plus de costumes à tailler, pas même un ourlet. Le sur-mesure agonise. J’ai accepté. Il n’y avait pas de mal, je te dis.

— C’était quoi, le boulot ?

— Être sur le banc. On me contacterait.

— Te contacter ? Devant un commissariat ?

Vasco haussa les épaules.

— Et alors ? Il n’y a pas que des types clairs, chez les flics. Un gars de chez toi aurait pu me refiler une adresse, un sachet de coke, est-ce que je sais, moi.

— Et on t’a contacté ?

Vasco sourit et alluma une cigarette.

— Tu t’inquiètes pour ton équipage ? Mais non, frère, on ne m’a pas contacté.

— Et après plusieurs semaines, ça ne t’a pas paru bizarre ?

— M’en fous. Tous les vendredis, il y a deux mille balles sous mon paillasson. J’ai un paillasson en forme d’autruche. Alors, tu vois, un boulot pas foulant. Heureusement qu’il y a le commissariat pour me distraire.

— Qui t’a téléphoné ? Un homme ? Une femme ?

— Sais pas. Un homme.

— On t’a donné un nom ?

— Pas de nom.

— Et tu n’as vu personne ?

— Personne.

Adamsberg se leva et s’appuya des deux bras au dossier de sa chaise.