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— T’es vraiment une gourde, Vasco, parce que ce gars, lui, ne va pas te protéger, crois-moi. Et si je ne me trompe, il t’a déjà bien enfoncé la tête dans le trou.

Adamsberg fit un signe aux deux adjoints qui attendaient en fumant dans le couloir.

— On fouille cette chambre, leur dit-il. Monsieur est consentant.

Les deux hommes regardèrent autour d’eux, inquiets.

— On commence par ici, ici, ici et là, dit Adamsberg en désignant les quelques espaces de parquet libres, ou presque libres. On cherche des ciseaux, du papier, des journaux et de la colle. Tu vas voir, ajouta-t-il en se tournant vers Vasco, le cadeau que t’a fait ton employeur.

Vingt minutes plus tard, les flics trouvaient le matériel sous une latte du plancher.

Adamsberg attrapa assez violemment Vasco par le bras.

— Tu comprends maintenant, Vasco ? Tu saisis ? Oui ou merde ?

Adamsberg le lâcha, le reposa sur sa pile de journaux, et alla examiner la porte.

— On entre facilement chez toi ?

— Oui, dit Vasco en haussant les épaules. Je suis un poète, moi, un voyageur, je ne vais pas boucler des portes et des serrures. Ah non. Faut que ça bouge, faut que ça flotte, faut que ça circule. Hissons la grand-voile et à Dieu vat.

— Eh bien sois content, il y en a au moins un qui ne s’est pas gêné pour venir circuler chez toi. Mais je ne sais pas si la poésie y a gagné quelque chose. Viens, on sort. Je vais te parler de cette femme.

Vasco enfila une veste, la lissa, vérifia fébrilement le contenu de toutes ses poches, transvasa certains sachets, enveloppes, petites boîtes d’une autre veste dans celle-ci, tira sur ses chaussettes, examina la retombée de son pantalon, déplissa son col.

— Viens, Vasco, répéta Adamsberg dans un soupir.

Adamsberg n’eut pas l’idée d’emmener Vasco dans les bureaux pour l’interroger. Cela lui semblait une incongruité de l’enfermer là-dedans, et même une erreur. Il semblait que Vasco ne savait parler que dehors ou dans les cafés. Quand Adamsberg avait discuté avec lui « en intérieur », chez lui à l’aube, ou dans sa chambre tout à l’heure, il n’en était pas sorti grand-chose de bien. Le « voyageur » perdait toute sa loquacité entre les murs, il se renfrognait. Au fond, Vasco avait peut-être raison, le banc pouvait être un navire, pourquoi pas ? Et l’on peut parler bien à son aise sur les ponts. Il faisait beau, ils s’installeraient sur le banc. Adamsberg fit signe à Vasco de s’asseoir à la proue et appela Danglard depuis la rue. Danglard passa une tête boudeuse par la fenêtre, soutenant son front.

— Danglard, descendez de quoi écrire et venez nous rejoindre, cria Adamsberg. On parle en bas, précisa-t-il.

Ce n’est qu’une fois sur le banc que Danglard s’avisa de l’absence du valet, et surtout du lampadaire. Et curieusement cela lui manqua, surtout le lampadaire éteint. Il aurait aimé, au moins une fois dans sa vie, prendre des notes au soleil sous un lampadaire cassé, au moins une fois pour éprouver cette sensation et la raconter aux petits. Il sentit sa migraine se dissiper et se mit en position, stylo-plume en main. Il savait pourquoi Adamsberg lui déléguait toutes les notes manuscrites : le commissaire écrivait lentement, aussi laborieusement qu’il dessinait vite.

— C’est bon, dit Vasco, je suis prêt.

Danglard le regarda. Le vieux avait laissé tomber toutes les résistances. Il mâchonnait une olive d’un air pénétré et un peu soumis. La femme écrasée sur les rails avait dû le secouer et lui faire changer de registre. Il était passé de la gouaille superficielle à une gravité assez sobre. Le dos droit, les lèvres un peu tremblantes mais l’œil à nouveau rapide, Vasco voulait parler.

Adamsberg en revanche, affalé contre le dossier du banc, le visage tourné vers le soleil, était calme et revenu à son niveau ordinaire de lenteur, c’est-à-dire très au-dessous de la moyenne.

— Ce qu’il y a, dit-il doucement à Vasco, c’est que je ne veux pas de ta conversation ordinaire aujourd’hui : pas de poésie, pas d’anecdotes, pas de petits récits saisissants, pas de débris de vie émouvants, pas d’envols, non. Ce que je veux, Vasco, c’est le portrait d’un meurtrier. Le portrait de l’homme qui t’a payé pour venir poser ton cul ici, devant nos fenêtres. Et je ne veux ni tremblement, ni scrupule, ni quoi que ce soit de ce genre. Tu les feras plus tard.

— J’ai compris, dit Vasco. Mais je ne l’ai vu que deux fois. Je ne sais pas son nom, je te le jure.

— Décris-le. Quelle tête a-t-il ?

— Une tête de salaud.

— Une « tête de salaud », c’est encore de la poésie. Il faut être neutre et rigoureux, Vasco, il faut que dans deux heures je puisse le reconnaître dans la rue.

— Je t’assure, une tête de salaud. Il est blême, avec des cheveux très fins et très noirs, et des dents qu’on ne voit pas. Il est assez bien vêtu, mais ce n’est pas de la coupe anglaise. Sa veste est italienne, ça ne fait pas de doute, sa chemise est d’une marque indéterminable, et le pantalon est de façon française, datant d’il y a trois ans environ. Pour la ceinture, je peux être plus précis, y compris pour les fournisseurs.

Danglard regarda Adamsberg avec incertitude.

— Si, lui dit Adamsberg, on note tout.

Le commissaire étira les bras et ferma les yeux. Danglard griffonnait à vive allure sous le flot de paroles de Vasco. Au bout du compte, le vieil homme savait pas mal de choses sur ce gars à tête de salaud. Ce n’étaient que détails d’allure ou de vêtements, mais leur amoncellement formait un petit tas qui forçait l’attention. Un peu comme l’accumulation des fétiches enfermés dans les poches de Vasco finissait par forcer le regard. L’homme montait peu à peu sous les mots du vieux. Et, détail non négligeable, il était sans doute de Dreux. Vasco avait vu son billet de train, un aller-retour dépassant de son portefeuille. Au bout d’une heure et demie, la main crispée sur son stylo, Danglard pensait qu’il y avait là de quoi ramasser ce tueur, avec un peu de chance. Il jeta un nouveau coup d’œil au commissaire. Adamsberg avait toujours les yeux fermés, il semblait somnoler dans la chaleur, indifférent au bavardage du voyageur comme à la peine que se donnait son adjoint. Mais Danglard savait que pas un mot ne lui avait échappé. Dans sa fausse torpeur, Adamsberg souriait.

Adamsberg lança sur Dreux quatre hommes, avec des descriptions fines et des portraits-robots. Il avait donné ordre de commencer par la gare, où ceux qui vont et viennent chaque jour sont relativement connus. Puis de passer au peigne fin les restaurants, les bars, les bureaux de tabac, les coiffeurs, et ainsi de suite. Son collègue du 10e arrondissement faisait également circuler deux hommes dans les alentours de la gare de l’Est et dans les lieux de passage de Colette Verny. On en savait plus à présent sur elle. Quarante-trois ans, célibataire, joli visage aux yeux gonflés, des emplois chaotiques, des beuveries régulières et, d’après ses voisins d’un triste immeuble de la rue des Deux-Gares, des périodes de solitude intense ou bien des épisodes agités, peuplés de quantité de types et de sorties bruyantes.

A Dreux, un employé de la gare reconnaissait l’homme, mais ne savait ni son nom ni son adresse. Il le voyait passer et partir en taxi. Une coiffeuse l’avait aussi identifié. Le client ne fréquentait pas depuis longtemps, six mois peut-être, il venait sans doute d’emménager dans le quartier. On commença à visiter les immeubles environnant la boutique, avec l’aide des flics de Dreux.

Pendant tout le mois d’août, Danglard attendit avec confiance et fébrilité, pendant qu’Adamsberg vaquait sans accélérer aux tâches ordinaires. Son seul bref moment de tension était à l’heure du courrier, puis cela passait. Le tueur n’écrivait plus. Vers le 20 du mois, Adamsberg ne guettait plus le facteur et partait en promenades de plus en plus fréquentes. Il avait expliqué à Danglard que, après le 15 du mois, il fallait profiter hâtivement des dernières chaleurs au lieu de se disperser dans la besogne des bureaux.