Le notaire se leva lentement. Son expérience professionnelle lui dictait la prudence, mais aussi la fermeté.
— Mesdames, messieurs, la lecture du testament de M. Marcel Péricourt est achevée. Il va de soi que quiconque souhaitant en contester la légalité peut s’adresser dès demain aux tribunaux.
Mais Charles n’avait pas dit son dernier mot, il faisait penser à ces chiens dépourvus de système d’alerte, qui peuvent manger du chocolat ou boire de l’huile jusqu’à en crever.
— Attendez, attendez, hurla-t-il, tandis qu’Hortense essayait de le tirer par la manche. Et s’il est déjà mort, ce môme, à l’heure qu’il est ! Hein ? Et s’il est mort ! C’est légal, votre machin ? Vous allez lui envoyer son héritage au cimetière ?
Il fit un geste théâtral, tenta de prendre à témoin une assemblée limitée à Léonce parce que Gustave lui tournait ostensiblement le dos pour enfiler son pardessus.
— Enfin, quoi, c’est vrai ! Alors, comme ça, on distribue des millions à des macchabées et ça ne gêne personne ! Eh bien, bravo !
Là-dessus, il quitta l’étude en emportant littéralement Hortense sous son bras.
Le notaire, les lèvres pincées, serra la main de Léonce qui sortit à son tour.
— Monsieur Joubert…
Il fit signe à Gustave, si vous avez encore une minute, ils revinrent dans le bureau.
— M. Charles Péricourt, s’il le souhaite, peut attaquer le testament en justice, mais, dans l’intérêt même de la famille, je dois vous…
Gustave l’interrompit d’un geste sec.
— Il n’en fera rien ! Charles est un sanguin, mais il est réaliste. Et s’il avait quelque velléité de ce genre, je me chargerais de l’en dissuader.
Le notaire approuva doctement.
— Ah oui ! reprit-il, comme s’il se souvenait tardivement de quelque chose.
Il ouvrit le tiroir de son bureau et, sans la chercher, en exhuma une clé large et plate.
— Notre cher défunt m’a remis ceci… Le coffre de sa bibliothèque. À l’intention de Mlle Madeleine. Puisque vous la représentez…
Gustave la prit et l’enfouit aussitôt dans sa poche. Ils n’eurent aucune envie de poursuivre l’entretien. Tous deux savaient qu’il s’agissait certainement d’un acte que, pour le coup, Charles aurait eu quelques raisons de contester, ce qui n’arrangeait ni l’un ni l’autre.
Charles ressassait. Hortense avait tenté de poser sa main sur son avant-bras, il l’avait repoussée sans ménagement, toi, ne m’emmerde pas. Elle esquissa un minuscule sourire, elle adorait ces moments-là. Son mâle envahi par le doute ou par la colère, c’était le signe immanquable qu’il allait rebondir, les grands fauves sont ainsi, c’est blessés qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Plus il semblait défait, plus elle était victorieuse. Au retour de la lecture du testament, elle était euphorique, on allait voir ce qu’on allait voir.
La voiture traversait un Paris qui ressemblait étonnamment à l’état d’esprit de Charles. Il fallait s’attendre à une longue période d’intempéries. Il faisait ses comptes. Dans le barème de la fonction publique, « gourmand » voulait dire dix mille francs, « vorace », vingt-cinq mille, « insatiable », c’était cinquante mille francs. À quoi il fallait ajouter quelques bureaucrates de second rang dont le tampon serait nécessaire, mettons vingt mille francs de plus, les impondérables, dix mille francs…
Serais-je mort moi aussi ? se demanda Charles.
D’un coup, il se sentit orphelin. Il eut envie de pleurer, mais ce n’était pas digne. Il ne savait pas comment sortir de cette impasse. Son frère lui manquait affreusement.
Le chauffeur avait actionné les essuie-glaces et passait le dos de la main sur le pare-brise pour effacer la buée.
Gustave regarda un moment la pluie tourner à la neige et monta en voiture, il conduisait lui-même quelles que soient les circonstances.
Cette fin de règne n’était pas triste que pour lui.
Il suffisait d’entrer dans la chambre où dormait le petit Paul, de découvrir Madeleine endormie les pieds posés sur une chaise, pour se rendre compte que ce que laissait Marcel Péricourt n’avait, au fond, aucune signification parce que rien ne lui survivrait bien longtemps, tout partirait bientôt à vau-l’eau, quelle tristesse…
— Ah, vous êtes là, Gustave ?
Madeleine se leva douloureusement.
— Tout s’est bien passé ?
— Oui, absolument, rassurez-vous.
Signe que Madeleine n’en avait jamais douté, elle ne demanda aucun détail. Elle se contenta de faire signe, bien, bien, tant mieux… Et ils demeurèrent quelques minutes à regarder Paul, chacun dans ses pensées.
— Maître Lecerf m’a remis cela pour vous. C’est la clé du coffre de votre père…
On aurait parlé à Madeleine des difficultés de l’agriculture chinoise, ça ne lui aurait pas fait moins d’effet. Aussi, tandis qu’elle saisissait la clé machinalement, Gustave la retint-il de force pour attirer son attention.
— Madeleine… ce qui se trouve dans ce coffre n’apparaît pas dans la succession, comprenez-vous ? Si le fisc… Soyez prudente.
Elle approuva, mais il était difficile de savoir si elle mesurait la portée de ce qu’on lui disait. Elle se mit à pleurer. Instinctivement, il écarta les bras, elle vint contre lui et sanglota. C’était une situation très gênante. Allons, allons, disait-il, mais Madeleine avait lâché la bonde, elle s’abandonnait et disait Gustave, oh, Gustave, évidemment ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait, mais mettez-vous à la place de Joubert, que devait-il penser ?
Cela dura un long moment.
Enfin, elle s’écarta pour renifler, il s’empressa, lui tendit son mouchoir dans lequel elle se moucha bruyamment, sans aucune grâce.
— Je vous demande pardon, Gustave… Je ne devrais pas me donner en spectacle ainsi…
Elle le fixa intensément.
— Merci d’être là, Gustave… Merci pour tout.
Il avala sa salive, s’aperçut qu’il avait conservé la clé du coffre. Il la lui tendit.
— Non, gardez-la, nous verrons cela plus tard, voulez-vous ?
Puis elle s’approcha et ajouta au trouble ambiant. Elle l’embrassa sur la joue, ce qui le laissa pantois. Il aurait dû dire un mot, mais elle s’était retournée et bordait délicatement le lit de Paul.
Il sortit, gagna la rue, monta en voiture. Les essuie-glaces étaient à la peine, la soufflerie du chauffage vous prenait à la gorge. Il restait sous le coup d’une émotion obscure. Peu habitué à analyser ses états d’âme, il cherchait à discerner ce que Madeleine avait voulu exprimer. Peut-être ne le savait-elle pas elle-même.
Arrivé à l’hôtel Péricourt, il tendit son pardessus à la femme de chambre et, comme il le faisait naguère, il emprunta sans attendre le grand escalier qui conduisait à la bibliothèque.
La pièce n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il s’y était entretenu avec son patron, on y voyait simplement des choses attristantes comme ses lunettes posées sur le bureau, ses pipes qu’il ne fumait que le soir.
Sans attendre, il sortit la clé, s’agenouilla devant le coffre et l’ouvrit.
Il y trouva quelques papiers de famille, des notes personnelles et un sac en toile de couleur bleu roi fermé par un cordon vert et contenant plus de deux cent mille francs en coupures françaises et quasiment le double en monnaies étrangères.