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6

Il y avait près de deux mois que M. Péricourt était enterré. Il régnait dans la maison un silence de gêne, une atmosphère lourde comme à la fin de ces repas de famille où l’on s’est disputé.

Personne ne s’était donné le mot, mais dans les minutes qui précédèrent l’arrivée de la voiture, tous les domestiques convergèrent discrètement vers le rez-de-chaussée. L’un passait négligemment le plumeau sur la rampe d’escalier, l’autre fourgonnait dans la bibliothèque, un troisième allait et venait au prétexte d’un balai égaré.

Cette attention fébrile et embarrassée tenait sans doute à la présence, dans le hall d’entrée, de la chaise roulante que Mlle Léonce, quelques jours plus tôt, était allée acheter elle-même : visible à travers les planches de la harasse dans laquelle elle était enfermée, elle ressemblait à un animal de zoo dont on ignore le degré de dangerosité.

À l’annonce du retour de M. Paul, Raymond, le jardinier, avait ouvert la caisse à l’aide d’un pied-de-biche et, passé le premier moment d’effroi, une femme de chambre s’était approchée timidement et en avait fait la toilette. Elle avait astiqué le fer comme elle faisait avec les cuivres, ciré les bois, la chaise roulante était rutilante, ça donnait presque envie d’être paralysé.

On n’avait revu Madame qu’en coup de vent, elle venait juste changer de vêtements, répondait aux questions du personnel de manière distraite et pressée, voyez avec Léonce. Elle passait ses journées entières à la Pitié, c’était à se demander si elle n’allait pas y prendre définitivement ses quartiers, devenir de ces malades qui entrent au sanatorium et que rien ni personne ne peut plus déloger.

En début de matinée, Léonce arriva, procéda aux ultimes vérifications. André était là, vêtu de son éternelle redingote gris foncé, ses souliers éculés cirés avec l’énergie du désespoir. Joubert, en homme qui voulait montrer qu’il avait ici ses entrées, était allé se servir un doigt de porto et s’interrogeait sur l’autorité que Madeleine voudrait exercer sur les affaires et se sentait plutôt en confiance.

Pendant l’hospitalisation de Paul, elle avait tout signé sans rien lire, merci, Gustave. Elle l’embrassait sur la joue à son arrivée comme s’ils étaient liés par une vieille camaraderie. Si elle avait été maquillée, habillée, Joubert aurait enregistré le fait comme une simple information. Mais de la part d’une femme en peignoir, coiffée à la va-vite, chaussée de mules à pompons rapportées de chez elle, c’était bien plus troublant, c’était un comportement quasiment domestique, comme s’ils étaient mariés, qu’elle sortait de sa chambre et l’embrassait avant de descendre déjeuner. Sans compter qu’elle avait l’habitude de se hisser sur la pointe des pieds parce qu’il était bien plus grand qu’elle et, pour ne pas perdre l’équilibre, de lui saisir l’avant-bras et de venir contre lui, forcément… La perspective d’autrefois, chassée pour des raisons purement circonstancielles, refaisait-elle surface dans son esprit ?

N’y avait-il pas, dans le rapprochement avec lui, maintenant qu’elle se devait tout entière à un enfant si lourdement handicapé, le désir de se voir protégée par quelqu’un ?

Il était près de dix heures et demie lorsqu’une voiture se fit entendre, celle de Charles. Suffoquant d’impatience, il se rua sur le bar et se servit une large rasade de cherry qu’il lampa cul sec. La transpiration qui suintait à la racine de ses cheveux, son visage rougeaud, tout confirmait à Gustave ce que ses sources lui rapportaient régulièrement. Charles Péricourt était plus que jamais dans la nasse. Son affaire est devenue délicate, lui disait l’un ; les choses s’accélèrent, assurait un autre. S’il se résolvait à solliciter son aide, Joubert ne savait pas encore ce qu’il ferait. Venir à la rescousse de Charles présentait techniquement autant d’avantages que de le laisser sombrer. Voire de l’y pousser.

— Ah ! hurla soudain Charles. Le voilà !

La voiture s’arrêta.

Derrière la vitre, la tête de Paul. Les cheveux coupés très court lui faisaient une petite mine plus ronde encore qu’à l’ordinaire. Il regardait le personnel rassemblé sur le perron, Gustave et Charles au premier rang, André plus loin, mêlé aux employés de maison. Léonce apparut enfin qui écarta tout le monde et fut la première à descendre vers la voiture dont elle ouvrit la porte.

Elle s’agenouilla et sourit.

— Alors, mon petit prince, te voici de retour !

Paul ne répondit pas, il avait le regard braqué sur le perron au centre duquel avait été avancée la chaise roulante.

Il y avait un peu de bave à la commissure de ses lèvres, Léonce regretta de n’avoir pas pris un mouchoir.

Madeleine, descendue par l’autre portière, fit le tour de la voiture. On aurait dit qu’elle avait perdu un kilo par jour, c’est ce qui frappa à leur arrivée, la maigreur de Madame et de monsieur Paul.

— Nous voilà rentrés, mon lapin, dit Madeleine, mais on sentait une émotion à fleur de gorge, elle ne semblait pas loin d’éclater en sanglots. Elle se tourna vers ces gens rassemblés. Personne ne bougeait.

On s’avisa que la chaise roulante aurait dû être placée en bas pour y asseoir l’enfant.

Raymond le jardinier saisit alors les poignées avec une telle brusquerie qu’à peine passée la première marche, on comprit l’étendue du désastre, on cria attention, Raymond s’arc-bouta en arrière, mais fut rapidement entraîné par le poids, manqua tomber, dut lâcher prise, des mains se présentèrent, mais trop tard, la chaise se mit à dévaler l’escalier du perron en cahotant de plus en plus vite, Madeleine et Léonce n’eurent que le temps de s’écarter. Paul, le regard fixe, vit arriver la catastrophe sans broncher. La chaise vint percuter la voiture dans un bruit de ferraille puis retomba lourdement sur le côté.

Raymond, qui s’était relevé précipitamment, se confondit en excuses que personne n’entendit. Il frottait nerveusement ses mains sur son tablier neuf. Cet accident avait sidéré tout le monde. La vision de cette chaise couchée sur le côté, dont la roue voilée tournait dans le vide, donnait à tous les présents un sentiment d’échec qu’accentuait le visage de marbre du petit garçon aux cheveux courts dont les yeux, étrangement fixes, n’étaient posés sur rien ni sur personne.

Charles, lui, avait la bouche ouverte, il était ébahi. Un poisson mort, pensa-t-il, ça lui serrait le cœur, ce gosse quasiment inanimé, inutile, dont la présence parfaitement vaine allait provoquer sa ruine, et celle de deux filles tout à fait saines à qui l’avenir appartenait, bordel de Dieu, ce macchabée prépubère allait détruire tout ce qu’il avait construit.

Raymond, balbutiant de confusion, mit un genou à terre près de la portière cabossée.

Il saisit le petit garçon, se releva, et c’est ainsi que, les jambes molles et ballottant sous lui, le regard figé, monsieur Paul rentra chez lui, dans les bras du jardinier.

7

Dans la vie de Madeleine, tout sembla faire un pas de côté. Elle ne pleurait plus, mais comme Paul était souvent agité par des cauchemars dévastateurs, qu’il se dressait dans son lit en poussant des hurlements de terreur (« Il se revoit tomber, j’en suis certaine ! » criait-elle en se tordant les mains), elle se précipitait et se mettait à hurler avec lui. Il lui arrivait de s’endormir à son chevet, on se demandait lequel des deux tenait compagnie à l’autre. Elle était très fatiguée.