Ses anciennes vertus domestiques d’initiative et d’organisation s’étaient évaporées. Elle restait active et parcourait toujours les couloirs avec le regard soucieux qu’on lui connaissait, mais elle ne faisait que déplacer de l’air, incapable de prendre les mesures qui s’imposaient. Un exemple, la chaise roulante de Paul. Dans sa chute, une roue s’était tordue, le siège était fendu par le milieu, elle était inutilisable. Lorsque Léonce avait parlé de l’envoyer en réparation, Madeleine avait approuvé, oui, bien sûr, bien sûr, mais deux jours plus tard la chaise était toujours là, dans le hall du rez-de-chaussée, comme une relique dans un grenier. Léonce prit sur elle de s’en occuper.
Même chose concernant la chambre de Paul au second étage. Elle ne pouvait plus convenir à sa situation, il fallait choisir une autre pièce et l’aménager. Madeleine, perpétuellement indécise, cherchait une solution : peut-être ici, mais c’est loin du cabinet de toilette, lui faisait-on remarquer, ah oui, c’est vrai, alors ici, mais c’est au nord, Paul aura froid en permanence et ça n’est pas très lumineux. Madeleine se rongeait un ongle en regardant la maison, oui, c’est juste, murmurait-elle, puis, dépassée, elle changeait de sujet. Elle se concentrait des heures sur des détails secondaires, sur le Titanic, elle aurait commencé à repeindre les transats.
C’est finalement dans la chambre de M. Péricourt que Paul serait le mieux installé, proposa Léonce, il y avait un cabinet de toilette adjacent, une belle lumière, de l’espace. D’accord, dit Madeleine du ton qu’elle aurait pris si l’idée était venue d’elle. Où est M. Raymond ? demanda-t-elle. On va mettre le lit de Paul près de la fenêtre…
Léonce ferma les yeux un instant, patiente.
— Madeleine… Je pense qu’il faudrait d’abord faire quelques aménagements. Le petit ne peut pas habiter dans cette pièce… dans l’état où elle se trouve.
Elle voulait dire : s’installer dans la chambre restée intacte depuis le jour où M. Péricourt s’y était laissé mourir. Madeleine fut d’accord. Elle fit un signe de tête et retourna auprès de son fils.
Léonce se mit alors au travail. Changer les tapis, les rideaux, nettoyer et assainir la pièce, évacuer le mobilier, en acheter un autre plus moderne dans lequel pourrait vivre un enfant de sept ans perpétuellement assis. Pour cela, il fallait de l’argent.
— Bien sûr, voyez avec Gustave, voulez-vous ? dit Madeleine.
Il aurait fallu que Léonce change de fonction, devienne intendante, et que son petit salaire évolue en conséquence, à quoi évidemment Madeleine ne songea pas. Or, pour Léonce, l’argent comptait. On l’entendait souvent dire en riant : « Je ne sais pas où passent les sous, ils me filent entre les doigts », et c’était vrai, il n’y avait guère de mois qu’elle ne sollicitât une avance sur ses gages.
Joubert, de son côté, comprit parfaitement que tout ce travail, assez prenant, n’entrait pas dans ses attributions de dame de compagnie mais, en patron expérimenté, il laissa cette question en suspens, on n’allait pas augmenter une employée qui n’osait pas se plaindre.
André Delcourt, lui, n’avait pas repris son travail de précepteur auprès de Paul, incapable, dans son état quasiment végétatif, de suivre des cours de quoi que ce soit. Mais il continuait d’être payé. Ne sachant quoi faire, il traversait la maison à grands pas, un livre sous le bras, l’air soucieux, en priant le ciel que personne ne lui réclame de comptes. La Madeleine Péricourt qu’il avait connue, qui l’avait si souvent poussé vers le lit en riant, n’avait plus rien à voir avec cette femme nerveuse, tendue, affairée et anxieuse qu’il croisait dans les couloirs et qui lui disait, André, pouvez-vous aller chercher des magazines pour Paul, je vais essayer de lui faire un peu de lecture, des choses légères, vous voyez, et qui le rappelait aussitôt, non, André, plutôt un livre d’aventures. Ou une revue. Je ne sais pas, faites au mieux, vous pouvez y aller tout de suite ? Mais quand il revenait, elle était passée à autre chose, vous voulez demander à M. Raymond de venir, il faudrait descendre Paul, cet enfant doit prendre un peu l’air.
La perspective de devoir chercher un autre emploi était d’autant plus rageante qu’il se sentait au seuil de quelque chose. Son magnifique compte rendu funéraire de février, bien qu’il ne lui eût pas rapporté un sou, avait fait circuler son nom ici et là. Il avait même été invité une fois par la comtesse de Marsantes qui tenait table ouverte une fois par semaine boulevard Saint-Germain et qui le considérait comme un véritable écrivain même s’il n’avait jamais rien publié. Pour faire bonne figure, il avait consacré ce qui lui restait d’économies à l’achat d’un costume, pas sur mesure, évidemment, mais une occasion qui lui avait semblé assez fraîche pour faire illusion ; la couture dorsale avait craqué dès le lendemain, il avait confié la réfection à un atelier du Sentier, le résultat ne se remarquait pas trop, pensait-il, parce qu’il ne surprenait pas le regard condescendant des domestiques qui lui cédaient le pas quand il pénétrait dans un salon.
Pour Madeleine, il n’y avait plus que Paul. Elle mettait notamment un point d’honneur à tout faire elle-même. Comme il n’y avait plus de chaise roulante, on devait le porter et Madeleine n’autorisait personne à le faire à sa place. Il avait beaucoup maigri, il ne pesait que quinze kilos, ce qui n’est pas beaucoup pour un enfant de sept ans, mais tout de même… « Mais, laissez-moi faire, mademoiselle Madeleine ! » disait M. Raymond. Dix fois elle faillit tomber, rien n’y faisait. Paul disait : « Lai… laisse… donc… ma… man ! » Jamais il n’avait autant bégayé.
Tout le monde regardait Madeleine s’activer auprès de lui en se demandant jusqu’à quelle extrémité elle irait.
Les soins intimes, notamment, n’étaient pas une mince affaire. Trois à quatre fois par jour, il fallait soulever Paul, l’allonger pour le déshabiller et le porter aux toilettes, le changer comme un nourrisson, ramener ses jambes mortes, le tourner et le retourner, le rhabiller. Ces membres flasques vous tordaient l’âme. Il avait l’œil vide et fixe, ne se plaignait jamais. Lorsqu’elle lui donnait les bains sulfureux ou lui dispensait les massages aux substances opiacées que le professeur Fournier avait prescrits, on entendait Madeleine murmurer à l’oreille de Paul, comme une femme délirante, il était devenu son purgatoire.
Son geste de défenestration ne cessait de la tarauder. Elle ne pouvait s’empêcher d’y retrouver celui de son frère, Édouard. Tous deux se jetaient dans le vide. L’un sous les roues de la voiture de son père, l’autre sur le cercueil de son grand-père. M. Péricourt était le lieu géométrique sur lequel toute la famille venait s’écraser.
Madeleine voulut mener une enquête.
Elle commença par Paul lui-même. Elle l’installa sur une chaise, face à elle, maman veut te parler, Paul, maman a besoin de comprendre, vous voyez le genre… Paul rougit, s’agita, tourna la tête en tout sens, Madeleine insista, Paul bégaya n… non, n… non… Si, si, si, Paul, maman veut savoir, comprendre, Paul se mit à pleurer silencieusement, Madeleine haussa le ton, se mit à arpenter la pièce de long en large, très agitée, s’arrachant les cheveux, ça me rend folle, criait-elle. Paul pleurait à chaudes larmes, Madeleine hurlait à tue-tête. Léonce était en courses, c’est M. Raymond qui, alerté par les cris, monta quatre à quatre, ouvrit la porte à la volée, allons Mademoiselle, vous vous faites du mal, le temps qu’il attrape Madeleine pour l’empêcher de courir autour de la chambre comme une poule décapitée, le petit Paul s’effondrait sur sa chaise, prêt à tomber, il n’avait pas la force suffisante pour se redresser, il se retenait difficilement du bout des doigts au dossier, M. Raymond ne savait plus que faire, il lâcha la mère, se précipita pour porter secours au fils, la cuisinière arriva à son tour, prit Madeleine contre elle, c’est ce spectacle que Léonce découvrit, M. Raymond avec Paul dans ses bras, les jambes mortes, le visage vers le plafond, et la cuisinière, assise sur le lit, la tête de sa patronne sur les genoux.