À peine remise de cet événement, Madeleine recommença à se torturer avec cette interrogation.
Une certitude germa alors dans son esprit. Quelqu’un, dans la maison, devait savoir quelque chose, ça n’était pas possible autrement.
Peut-être quelqu’un avait-il été avec lui. L’idée d’une culpabilité dans le personnel lui sembla d’abord probable, bientôt certaine, cela expliquait tout.
Elle convoqua tout le monde, ils étaient six, sans compter Léonce et André, réunis et alignés, cette méthode était la pire de toutes, on avait l’impression que quelqu’un avait volé l’argenterie, c’était ridicule. En se frottant nerveusement les mains l’une contre l’autre, Madeleine réclama la vérité. Qui avait vu Paul le jour de… l’accident ? Qui avait été auprès de lui ? Personne ne savait quoi répondre, on se demandait ce qui allait se passer.
— Vous, par exemple, déclara-t-elle en pointant l’index vers la cuisinière, vous étiez à l’étage, on me l’a dit !
La pauvre femme rougit en pétrissant son tablier.
— C’est que… j’avais à faire là-haut, moi !
— Ah ! hurla Madeleine, victorieuse. Vous voyez, vous étiez !
— Madeleine, supplia Léonce d’une voix douce, je vous en prie…
Personne n’ouvrit plus la bouche. Chacun regardait ses chaussures ou le mur d’en face. Ce silence décupla la colère de Madeleine. Elle soupçonna un complot, s’adressa directement à l’un puis à l’autre, et vous ?
— Madeleine…, répéta Léonce.
Mais Madeleine n’écoutait rien.
— Qui d’entre vous a poussé Paul ? hurla-t-elle. Qui a jeté mon bébé par la fenêtre…
Tout le monde écarquillait les yeux. Personne ne sortirait d’ici tant qu’elle ne saurait pas la vérité, elle se rendrait à la police, chez le préfet, et si personne ne voulait céder, vous irez tous en prison, vous m’entendez, tous autant que vous êtes !
— J’exige la vérité !
Puis Madeleine s’arrêta. Elle regarda le petit groupe comme si elle le découvrait et elle tomba à genoux en sanglotant.
Le spectacle de cette femme prostrée au sol, qui maintenant gémissait d’une voix rauque, avait de quoi émouvoir, mais personne ne vint lui porter secours. Un par un les domestiques quittèrent la pièce. Le soir, plusieurs donnèrent leur congé. Madeleine resta deux jours au lit, se relevant seulement pour changer les couches de Paul.
À compter de ce jour, la maison plongea dans une torpeur étrange, on se taisait, on parlait à voix basse, on avait pitié de Madame, mais on cherchait quand même une nouvelle place où l’on ne vous traiterait pas d’assassin. Avant tout, on plaignait monsieur Paul, pauvre petit bonhomme, ce qu’il donnait peine à voir, celui-là…
À bout d’hypothèses, Madeleine s’imagina que la réponse à cette terrible question lui viendrait du ciel, elle bascula dans l’irrationnel et retourna à l’église qu’elle avait délaissée à la mort de son frère Édouard.
Le curé de Saint-François-de-Sales lui prodigua le seul conseil dont il disposait : patienter et s’en remettre à la volonté de Dieu. Dans la situation, c’était peu de chose. De la foi catholique à la divination, ce n’est qu’une question de degré, Madeleine commença à courir les mages, les cartomanciennes et les médiums. Elle ne voulait pas être seule, Léonce l’accompagna.
Elles consultèrent chiromanciennes, voyantes, télépathes, numérologues et même un marabout sénégalais qui fouillait les entrailles de poulets de Bresse et qui assura que Paul avait voulu se jeter dans les bras de sa mère ici présente, qu’il l’ait fait du deuxième étage n’ébranla pas sa conviction, la volaille était formelle. Toutes ces démarches avaient une constante : il était impossible de faire le tour de la question en une seule visite, il en fallait plusieurs.
Madeleine apportait des photos, des mèches de cheveux, une dent de lait que Paul avait perdue un an plus tôt. En pleurs, elle écouta les explications qui étaient toutes assez vagues. Un astrologue vit la chute de Paul dans la conjonction des planètes, c’était écrit, on en revenait à Dieu, on avait fait le tour. Léonce, effarée, regardait passer les billets, on avait dépensé plus de six mille francs.
Madeleine n’était pas naïve au point de croire ce qu’on lui racontait. Intensément malheureuse, elle ne savait quoi penser, qui croire, elle s’agitait, saisie par des poussées d’affolement, glissant d’une idée à l’autre sans logique. Ses initiatives tombaient à l’eau avec une régularité désespérante.
La chaise roulante revint enfin de réparation.
Paul ne s’en trouva ni mieux ni plus mal, mais au moins, Madeleine pouvait le promener à l’étage, l’avancer jusqu’au cabinet de toilette sans se casser le dos. Il y avait devant lui une petite tablette où poser quelque chose, un livre, un jeu, mais Paul ne lisait ni ne jouait jamais, il passait l’essentiel de son temps à regarder par la fenêtre.
Puis la chambre fut enfin prête. On ne reconnaissait rien de ce qui avait été autrefois la bibliothèque de M. Péricourt. Pour les murs, Léonce avait choisi des teintes vives et gaies, des rideaux clairs. Paul dit mer… ci ma… m… man, c’est Léonce qui a tout fait mon chéri, m… mer… ci L… Lé… on… on…
— C’est rien mon petit, dit Léonce, l’important, c’est que ça te plaise.
Quand Léonce parla d’embaucher une infirmière, Madeleine balaya la proposition d’un revers de main.
— Paul, c’est moi qui m’en occupe.
Les deux cent mille francs de l’héritage de Charles étaient passés dans son histoire immobilière, il commençait tout juste à relever la tête lorsque était arrivé un petit reporter roux au visage de fouine et au regard fuyant qui « s’intéressait au chantier de la rue des Colonies ».
— Ce qui me chagrine, avait-il dit, ce ne sont pas les travaux, c’est l’arrêt des travaux. Trois jours d’interruption et puis ça repart…
— Eh bien alors, cria Charles, si c’est reparti, tout va bien !
— Ça n’est pas trop l’avis de l’ouvrier que j’ai retrouvé à la Salpêtrière… Dans un sale état. Quatre gosses, une femme qui ne sait rien faire, un patron qui ne se souvient de lui que pour l’accuser de négligence, mais qui lui glisse néanmoins une petite enveloppe, pas bien épaisse d’ailleurs, juste de quoi acheter des béquilles…
Charles le regardait : où voulait-il en venir ?
— J’ai eu l’idée d’un reportage. Une semaine d’un chantier et d’un coup un bonhomme qui passe à travers le parquet et se retrouve un étage plus bas, une jambe à l’envers, l’hôpital, le constat des dégâts, vous voyez la chose…
Charles imagina immédiatement le désastre que cela provoquerait.
— J’ai pensé l’écrire, mais rassurez-vous, j’aime mieux être payé à ne rien faire.
Charles, lui non plus, n’avait quasiment jamais rien fait de sa vie, il pouvait comprendre, mais que cela vienne d’un salarié lui sembla immoral. Le journaliste, lui, se montra assez philosophe :
— Vous savez, une information perd énormément de sa valeur quand elle est publiée. Inédite, elle vaut bien plus cher. C’est comme qui dirait une prime à l’originalité…