— Vous êtes un…
Charles chercha le mot.
— … un journaliste, monsieur Péricourt. Un journaliste est quelqu’un qui connaît le prix de l’information. Dans ce domaine, je suis un expert, la vôtre vaut dix mille francs.
Charles faillit s’étrangler.
Il faisait maintenant les cent pas dans la salle d’attente et c’est sur un visage scandalisé que Jules Guilloteaux buta lorsqu’il arriva à son bureau.
Un scandale rue des Colonies, des matériaux défectueux, un reporter roux (c’était le petit gars qui couvrait les commissariats et les hôpitaux), dix mille francs.
— Mon cher Charles, déclara-t-il, vous avez tout à fait raison ! Je vais le faire venir, on va arrêter ça tout de suite.
Charles était satisfait et soulagé. Quand ils se serrèrent la main, Guilloteaux demanda :
— Oh, Charles… Cette entreprise dont vous parlez, là… Bousquet & Frères… Ils font de la réclame dans la presse ?
— Oh non ! Les clients viennent vers eux ! Ce serait du gâchis.
— Quel dommage ! Bon, allez, Charles, à bientôt. Et pour ce jeune reporter, j’espère qu’il se montrera compréhensif…
À force de les voir s’accumuler, pour les ennuis, Charles avait acquis un sixième sens.
— Comment ça, vous « espérez »… Vous n’en êtes pas certain ?
— C’est que… Il y a la déontologie, mon cher ! Un directeur de journal ne peut pas imposer ce qu’il veut à qui il veut, ce serait contraire à l’éthique de la profession !
L’argument était grotesque. Le Soir de Paris n’avait rien à voir avec un vrai journal. Ici, il n’y avait aucun journaliste, il n’y avait que des employés.
— Je vais essayer, mais s’il refuse…
— Foutez-le dehors !
— Je ne peux pas me passer de ce genre de salarié, Charles ! Ce sont des petits salaires ! Indispensables ! Ah, bien sûr, pour faire vivre le journal, si nous avions davantage de publicité… Avec quarante mille francs d’annonces, je serais plus serein concernant votre affaire… Et cela me permettrait de lui imposer le silence !
Charles était sonné. Quarante mille francs…
— Bon, balbutia-t-il, je vais voir, je vais voir…
Guilloteaux ouvrit la porte puis il posa sa main sur son bras.
— Et les Sables et Ciments de Paris, dites-moi, ils en font, eux, de la réclame ?
Charles venait de contracter une dette de soixante-quinze mille francs pour des annonces qui ne paraîtraient jamais.
Il allait devoir se résoudre à une démarche dégradante, mais devenue inévitable.
Gustave Joubert avait laissé passer le délai de prévenance, mais nous étions maintenant en mai, il voyait mal comment attendre plus longtemps.
Il s’installa face à Madeleine pour lui expliquer les choses, mais la jeune femme le fixait comme s’il parlait une langue étrangère. Il lui saisit les mains et s’adressa à elle comme à une enfant :
— Vous êtes présidente du conseil d’administration de la banque, Madeleine, et une présidente, ça préside…
— Présider le conseil ?
Elle était affolée.
— Faire acte de présence. Je peux rédiger une petite intervention qui confirmera que la banque est toujours en de bonnes mains. Personne ne vous posera de questions, rassurez-vous.
Le conseil d’administration se réunissait dans une immense salle, au dernier étage du siège social. Une table y avait été construite sur mesure pour permettre à plus de soixante personnes de siéger.
Madeleine entra dans la salle dans un silence frissonnant.
Tout le monde se leva à son arrivée. C’était un fantôme de femme dans un ensemble chic, tenant d’une main tremblante une liasse de papiers qu’elle fit aussitôt tomber, on s’empressa, il fallut remettre de l’ordre dans les documents, ça prit un temps fou, la perplexité se lisait sur tous les visages.
Elle fit, comme Gustave le lui avait conseillé, un petit signe de tête destiné à inviter tout le monde à se rasseoir. Plus de soixante hommes la fixaient en silence et attendaient d’être convaincus.
Son allocution fut un désastre. Les hésitations, les lapsus, les retours en arrière rendirent son discours incompréhensible, souvent inaudible et pour tout dire pathétique. On craignait à chaque instant que les administrateurs prennent discrètement la porte et qu’elle achève son intervention devant trois ou quatre actionnaires désespérés assis à quinze mètres les uns des autres.
Il n’en fut rien.
Lorsqu’elle releva enfin la tête, un grand silence se fit. Gustave se leva et commença à applaudir en la regardant, bientôt suivi par la totalité des administrateurs, succès complet.
Tous étaient profondément sincères.
Leur principale inquiétude était que cette femme, forte de son droit, ait le désir de présider la banque ; ils étaient pleinement rassurés. Ils applaudissaient parce qu’elle n’y connaissait rien et saurait rester à sa place.
Gustave Joubert avait obéi, en organisant cette manifestation et en rédigeant ce discours beaucoup plus technique qu’il n’était nécessaire, au vœu que, quelques mois plus tôt, avait exprimé Marcel Péricourt : « Madeleine sera ma seule héritière, Gustave, c’est entendu, mais… déconseillez-lui de se mêler des affaires, elle ne se sentirait pas à sa place. Et si elle en avait le désir, trouvez le moyen de l’en décourager. »
Elle assista, sans dire un mot de plus, à une séance interminable. Elle fut très entourée à son départ. Chacun voulait la saluer, sachant que personne n’aurait sans doute plus l’occasion de le faire en pareil lieu avant l’année suivante.
Madeleine fixait le mur, la fenêtre, se tournait, se retournait, cela lui rappela les nuits d’autrefois où elle devait patienter avant de monter rejoindre André « là-haut ». C’était l’expression entre eux, à l’époque : « À ce soir… là-haut. » Elle en ressentit de la honte comme si le souvenir d’avoir naguère été heureuse était une insulte à la situation de son fils.
Presque minuit.
Il lui fallut plus d’une heure pour se décider, ouvrir sa porte, longer le couloir vers l’escalier de service, monter.
Elle arriva à la chambre d’André, colla l’oreille, n’entendit rien, saisit la poignée, la tourna.
André sursauta.
— Madeleine…!
Surprise, gêne, panique, impossible de dire tout ce que ce cri renfermait. André tenait en main des feuilles de papier, un crayon, Madeleine, Madeleine, sa voix tremblait, il posa précipitamment ses papiers sur la table de nuit et resta là, interdit, à la fixer comme s’il ne la connaissait pas, on aurait dit un archéologue devant une découverte inattendue.
Madeleine étendit aussitôt le bras, elle avait envie de lui dire : « N’ayez pas peur ! », elle regrettait déjà d’être venue. Elle regardait le lit sur lequel… La honte la saisit de nouveau, elle rougit, elle eut envie de se signer. Elle éclata en sanglots.
— Asseyez-vous, Madeleine…, chuchota André, comme s’ils avaient à craindre d’être découverts.
Le lit, non, elle ne voulut pas. Restait la chaise qu’André tira vers elle. Il l’avait vouvoyée, comme ils le faisaient autrefois lorsqu’il y avait du monde.
— Excusez-moi, André…
Il lui tendit un mouchoir. Elle reprit un peu d’assurance et regarda autour d’elle comme si elle découvrait la pièce, qu’elle ne se souvenait pas que c’était aussi petit.
— André… je voulais votre avis… Selon vous… pourquoi Paul…
Elle pleura de nouveau. Allons Madeleine, allons. Elle parvint enfin à formuler sa question qui prit tout de suite un tour autoaccusatoire.